À 40 ans, Oleksandra Matviïtchouk est aujourd’hui l’un des visages de l’Ukraine les mieux connus au niveau international. Cette juriste née dans la région de Kiev, qui réside toujours dans la capitale ukrainienne malgré la guerre, dirige depuis sa création en 2007 le Centre pour les libertés civiles, rapidement devenu l’une des principales ONG de défense des droits humains du pays. Le Centre est particulièrement actif depuis la révolution de la Dignité : dès 2013, il crée l’organisation Euromaidan SOS, qui vise à offrir une assistance juridique aux milliers de personnes réprimées par le régime de Viktor Ianoukovitch. La chute de ce dernier est rapidement suivie de l’annexion de la Crimée par la Russie et du déclenchement de la guerre dans le Donbass, où des entités séparatistes téléguidées et largement soutenues par Moscou font la chasse aux habitants locaux suspectés de déloyauté envers les nouvelles « républiques populaires ». Le Centre recense les crimes commis par les Russes et leurs supplétifs, récolte de multiples témoignages et s’implique tout particulièrement dans l’affaire du cinéaste ukrainien Oleg Sentsov, condamné en Russie à vingt ans de prison et qui sera finalement libéré à l’issue d’une vaste campagne internationale.
Quand le Kremlin lance son invasion à grande échelle de l’Ukraine, le 24 février 2022, le Centre se consacre entièrement à documenter les crimes commis par l’armée russe. Fin 2022, il se voit décerner, conjointement avec le Biélorusse Ales Bialiatski et l’ONG russe Mémorial, le prix Nobel de la paix. Lors du poignant discours qu’elle prononce à Oslo en acceptant le prix au nom du Centre, Oleksandra Matviïtchouk dénonce les ambitions russes qui, affirme-t-elle, ne se limitent pas à l’Ukraine, et souligne que la guerre déclenchée par la Russie « n’est pas une guerre entre deux États, mais entre deux systèmes : l’autoritarisme et la démocratie ».
G. R.
Grégory Rayko — Le Centre pour les libertés civiles, que vous présidez, répertorie les innombrables crimes commis par les forces russes non seulement depuis 2022, mais aussi depuis 2014. Comment est-il possible d’effectuer ce travail en temps de guerre ? Sur quelles sources vous appuyez-vous ?
Oleksandra Matviïtchouk — Effectivement, la guerre a démarré dès 2014, et non en 2022 comme on le dit parfois. Et dès 2014, nous nous sommes mis à documenter les assassinats, les arrestations arbitraires, les rapts, les actes de torture et les violences sexuelles commis dans les zones occupées par les Russes. Quand l’invasion totale de 2022 a commencé, nous avons rapidement constaté que le nombre de crimes de guerre perpétrés par les forces russes était considérable. Pour travailler aussi efficacement que possible, nous avons uni nos efforts à ceux de plusieurs dizaines d’organisations régionales. Nous avons mis en place un réseau couvrant l’ensemble du pays, y compris les régions nouvellement occupées. Au bout de deux ans de travail, notre réseau de documentation, comme nous l’appelons, a identifié, au moment où nous parlons, très exactement 67 330 affaires. C’est un chiffre très élevé en soi, mais il faut bien comprendre que ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Pour la Russie, ces crimes ne sont pas des abus épisodiques et spontanés, mais une méthode de guerre en tant que telle. La Russie prend délibérément pour cible la population civile, afin de briser l’esprit de résistance des gens et de pouvoir occuper la totalité de l’Ukraine. Ce que nous documentons, ce n’est pas seulement l’ensemble des violations des conventions de Genève et de La Haye, mais la souffrance humaine. Et une souffrance colossale a été infligée, et continue d’être infligée, à notre pays.
G. R. — Vous dites que ces quelque 67 000 affaires dont vous avez connaissance ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Avez-vous une idée, même approximative, de la taille réelle de cet iceberg ?
O. M. — Nous sommes une organisation de la société civile. Le Bureau du procureur d’Ukraine a lancé plus de 122 000 affaires pénales. Mais, dans les circonstances actuelles, il est évidemment impossible d’ouvrir une enquête sur chacun de ces crimes. En fait, leur nombre réel est encore beaucoup plus important.
G. R. — Concrètement, comme récoltez-vous vos informations ?
O. M. — Nous utilisons des méthodes différentes. Tout d’abord, nous analysons les sources ouvertes et vérifions si les éléments qui en ressortent correspondent à la réalité ou non. Et, bien sûr, nous rencontrons les victimes et les témoins. En tout cas, nous envoyons toujours nos collaborateurs enquêter sur les territoires libérés. Quand nos villes sont bombardées, nos équipes arrivent rapidement sur les lieux pour dresser un bilan des dégâts, prendre des photos, réaliser des vidéos, noter toutes les informations nécessaires et les inclure ensuite dans notre base de données.
Cette guerre est probablement la guerre le plus documentée dans toute l’histoire de l’humanité. Nous disposons aujourd’hui d’outils numériques qui nous permettent de garder en mémoire des événements dont nous sommes les …
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