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Ukraine : le cœur et la raison

Entretien avec Pierre Lellouche, ancien ministre, ancien député, ancien président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, auteur de Engrenages, la guerre d’Ukraine et le basculement du monde (Odile Jacob, 2024) par la Rédaction de Politique Internationale

n° 186 - Hiver 2024

Politique InternationaleQuelles sont, à vos yeux, les erreurs commises par les démocraties ces dernières années ?

Pierre Lellouche — La guerre d’Ukraine a un agresseur : la Russie, qui paie et paiera cette erreur — nous y reviendrons.

Mais lorsque l’administration Biden, suivie docilement par les Européens, s’est engagée dans cette guerre à partir d’avril 2022 en décidant d’armer puissamment l’Ukraine et de saigner l’armée russe pour « lui ôter l’envie de recommencer » (Llyod Austin), les Occidentaux ont probablement commis la pire erreur parmi les nombreuses déjà commises depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour une raison simple : ils se sont engagés dans une guerre par procuration, non déclarée, contre la Russie sous le coup d’une émotion certes compréhensible, mais sans réfléchir aux conséquences immenses de ce qu’ils venaient de décider. Sans non plus le moindre but de guerre précis, sauf « le Bien contre le Mal » (Biden), avec un engagement « aussi longtemps que nécessaire » (as long as it takes), oubliant ce que Clausewitz nous a enseigné : « Le dessein politique est le but, la guerre est le moyen. Un moyen sans but ne se conçoit pas. » Trois ans après, notre but de guerre, à nous Occidentaux, n’est toujours pas défini alors que la négociation devient inévitable et qu’elle se fera alors que les Russes sont en position de force.

La première conséquence de cette guerre est que, partie d’un différend local (le statut de l’Ukraine et du Donbass), elle est devenue une guerre mondialisée et qu’elle marque le passage d’un monde à un autre. Le basculement précédent avait eu lieu il y a exactement 33 ans, au moment de la dislocation de l’URSS et la fin de la guerre froide. À l’époque, on nous avait annoncé le début d’une réconciliation possible entre l’Est et l’Ouest sous le signe de la mondialisation heureuse. Il était question de développer les pays pauvres, de bâtir un monde sans guerre, basé sur les échanges économiques. C’était la grande théorie que j’avais à l’époque critiquée dans mon livre Le Nouveau Monde, de l’ordre de Yalta au chaos des nations (1992). Je subodorais que l’avenir qu’on nous prédisait avec Fukuyama était un peu trop rose pour que ça marche. Et ça n’a pas marché.

Ce n’est pas parce que tout le monde porte des Nike et des blue-jeans, mange des hamburgers et écoute Beyoncé que le règne de la paix universelle est sur le point d’advenir. Les peuples ne sont pas devenus des peuples de consommateurs interchangeables. Au contraire, l’uniformisation économique du mode de vie n’a fait que renforcer les identités. Donc, la première erreur a été de croire à cette fable qu’était la « fin de l’Histoire » et de procéder à un complet désarmement qui fait que, trente ans après, en Ukraine, on se rend compte que l’Europe s’est littéralement déshabillée sur le plan stratégique. Mais la guerre appartenait à une autre époque. Et, comme disait l’excellent Laurent Fabius, le moment était venu de profiter des « dividendes de la paix ».

Deuxième erreur, corollaire de la première : l’idée de nation s’étant évaporée, la France a décidé de se lancer à fond dans une stratégie européiste. On célébrait les vertus de la libre circulation, le confort, Schengen, on nageait dans le bonheur. Tout se ferait désormais « en Européen », comme aime à le répéter aujourd’hui Emmanuel Macron, y compris notre défense.

Avec l’Ukraine, on a basculé dans tout à fait autre chose. La guerre est revenue en Europe et, à cette occasion, on s’est aperçu qu’elle n’avait en fait jamais disparu : l’IISS en a compté 183 rien qu’en 2023 ! Il y a des conflits partout, extraordinairement meurtriers : les Iraniens se mettent à tirer des missiles balistiques sur Israël ; les Israéliens rasent littéralement Gaza ; les Soudanais s’entretuent ; et les dominos au Proche-Orient tombent les uns après les autres, jusqu’à la Syrie de Bachar el-Assad. Bref, on entre dans une période extrêmement violente et difficile de l’histoire du monde, caractérisée par une utilisation de la force parfaitement décomplexée et chaotique.

P. I.Comment en est-on arrivé là ? Quelles ont été les grandes étapes de cette évolution ?

P. L. — En fait, le moment de bascule s’est produit le 11 septembre 2001. Ce jour-là, le XXIe siècle a commencé par une attaque directe contre la première puissance mondiale, qui venait de gagner la guerre froide.

Il se passe alors deux choses. D’abord, l’Amérique s’embarque dans 25 années de guerre contre le terrorisme. Des guerres folles, une succession d’escalades et d’impasses qui se sont terminées par des retraits piteux en Syrie, en Libye, mais surtout en Afghanistan. C’est ce que j’appelle la « grande diversion », qui va lui faire gaspiller énormément d’argent et d’efforts… pour rien. La seule intervention en Afghanistan a coûté plus de 2 000 milliards de dollars aux États-Unis. Parce que, pendant ce temps-là, que font les Chinois ? Eh bien, ils entrent dans l’OMC et bâtissent une Chine ultra-performante, nationaliste et puissamment réarmée.

Le deuxième élément, c’est que, par amateurisme, les Américains n’ont pas su gérer la fin de la guerre froide. Ils n’ont pas pris le temps de bâtir le monde suivant. Bill Clinton porte une très lourde responsabilité dans ce fiasco. On aurait pu traiter la Russie comme un pays libéré du communisme qu’on aurait intégré dans la famille du monde libre. C’est ce que souhaitait Bush père et que Jim Baker avait compris. Au lieu de cela, Clinton a cédé aux pressions des lobbys des diasporas polonaise, ukrainienne et autres qui agitaient le chiffon rouge sur le thème « au secours les Russes reviennent » ! Le complexe militaro-industriel a également joué un rôle : il fallait bien trouver des raisons d’être à l’OTAN, faute d’une menace existentielle sur l’avenir de l’Europe et alors que le Pacte de Varsovie venait d’être dissous. Je me souviens du temps, au début des années 2000, où l’on décida d’impliquer l’OTAN en Afghanistan (où elle ne jouera d’ailleurs aucun rôle), tout simplement parce qu’il fallait qu’on lui trouve une raison d’être « hors zone » comme on disait alors : « NATO must go out of area …