Politique Internationale — Les Fabriques et la Cité de la Méditerranée à Marseille, Bahia Blanca en Argentine, Waterfront de Hobart en Tasmanie… Vous avez acquis une forte expertise en matière d’aménagement de quartiers urbano-portuaires partout dans le monde. Comment, dans vos nombreux projets, entre terre et mer, intégrez-vous la route ?
François Kern — Avec la route nous entrons immédiatement dans un imaginaire très riche. C’est à la fois les grandes routes maritimes et commerciales, les routes de la soie, ou encore la route des vacances, la route des vins, la route des crêtes dans le Verdon et ses magnifiques belvédères, sans oublier la route de la mort dans les Andes. Pour moi, cela évoque aussi bien sûr l’Amérique du Nord, pays où la voiture est reine, avec ses « byways », routes scéniques qui se déroulent dans le paysage en passant par des points de vue incroyables. Je pense à la route de Memphis, au cinéma et ses « road movies », ou encore aux autoroutes de l’information… Au-delà de toutes ces images, un point commun ressort : le besoin de créer du lien entre les hommes. La route, c’est le lien absolument nécessaire pour se retrouver et commercer. En définitive, la route, c’est la vie même, car quand il n’y a plus de rencontre et d’échange le monde sombre dans la guerre et la mort. La route n’est pas juste un ouvrage technique ; c’est un lieu à vivre, intégré dans le paysage. Elle existe depuis la nuit des temps même quand elle est immatérielle. Les hommes préhistoriques suivaient déjà des routes dans leurs déplacements entre les continents. Dans le désert, on a l’impression qu’il n’y a pas de route, et pourtant les nomades les connaissent. Les oiseaux n’ont pas de chemins tracés, mais ils suivent les routes de la migration qui les réunissent tous en un même lieu. La route, c’est donc vraiment ce qui fait le lien et la qualité du vivre-ensemble, au cœur de l’humanité.
P. I. — Dans la transition vers des villes plus durables, moins consommatrices d’énergie, comment imaginez-vous la route de demain ?
F. K. — La route du futur sera zéro carbone et zéro bruit. Elle sera probablement sans pétrole dans la composition du revêtement, comme dans les modes de déplacement, qui n’utiliseront plus aucune énergie fossile. J’imagine une route avec des voitures moins nombreuses, qui ne rejetteront plus aucun gaz nocif dans l’atmosphère. La guerre en Ukraine et la crise énergétique qui en découle devraient donner un coup d’accélérateur à cette révolution. J’envisage aussi une route plus sûre, parce que nous roulerons moins vite et que la circulation sera plus fluide. Enfin, la route de demain sera une route partagée entre voitures, poids lourds, transports en commun, vélos, etc. Pour autant, un monde partagé ne signifie pas un monde séparé, car mettre côte à côte tous les modes de déplacement nécessiterait de doubler la largeur des voiries ; or ce schéma, très consommateur en foncier, devient vite un cauchemar pour l’urbaniste. Il est nécessaire au contraire que tout le monde se croise, et c’est là toute la complexité.
L’orientation générale consiste à freiner l’usage de la voiture dans les villes, quitte à la supprimer totalement au profit de modes alternatifs beaucoup plus légers. Au final, j’imagine trois modes de déplacement : le mode urbain, à très faible distance, dans le quartier, qui se fera à pied ou à vélo ; le mode moyenne distance vers la banlieue ou les quartiers périphériques qui s’effectuera en deux- roues ou en voiture ; et sur la longue distance domineront des modes de transport massifiés comme le train ou l’avion. Les fabricants concentrent tous leurs efforts sur la production de voitures sans énergie fossile. Mais faisons-nous le bon pari en misant toujours sur ce mode de déplacement hyper-individualiste ? Des pays en voie de développement ont inventé des solutions semi-collectives très intéressantes, comme des minibus : ils font la navette, les gens montent, descendent tous les deux cents mètres. Certes, c’est un mode très lent, mais parfaitement adapté aux besoins urbains. Finalement, la route du futur sera un éloge de la lenteur.
P. I. — Ce monde de mobilités douces, sans vitesse, où la place de la voiture se réduit n’est-il pas chimérique ?
F. K. — Je suis marseillais, je connais la force de l’attachement à la voiture. Ne dit-on pas qu’un Marseillais sans voiture n’est pas un Marseillais ? Les cinéastes ne s’y sont pas trompés : dans les années 1990 des films comme Taxi portaient au pinacle la voiture, la vitesse, la sportivité. On ne s’imagine pas perdre du confort dans la façon dont on vit aujourd’hui. Mais il va quand même falloir accepter des petits sacrifices. La vitesse a un impact énorme tant sur la consommation énergétique que sur l’accidentologie. Plus on va vite, plus la distance de freinage est longue. En réduisant simplement la vitesse de 10 km/h, le nombre d’accidents diminue deux fois plus vite. Or, pour diminuer la vitesse et rendre la route plus sûre, on peut intervenir sur son dessin. La sécurité routière montre souvent deux diapositives : l’une avec une route sinueuse sous mauvais temps, l’autre avec une ligne droite sous un grand soleil. Les gens imaginent toujours, à tort, que la première situation est plus dangereuse, alors qu’en réalité la seconde l’est bien davantage car le conducteur baisse la garde. Sans aller jusqu’à rendre le tracé des voiries alambiqué, nous pouvons agir pour éviter que la voiture progresse librement et prenne de la vitesse.
P. I. — Peut-on innover sur les revêtements, imaginer des routes fabriquées demain, par exemple, en recyclant des déchets plastiques ?
F. K. — Cela existe déjà ! Nous réutilisons dans les routes des résidus des hauts-fourneaux. Beaucoup de matériaux inappropriés sont recyclés et utilisés en couches compressées sous les routes. Nous réfléchissons aussi à des routes plus arborées, avec plus de nature absorbant le CO2, devenant ainsi « carbone négatives ». Des industriels imaginent que la voiture s’alimente en énergie directement au contact de la route, comme lorsque vous posez votre smartphone sur une plaque pour le recharger par induction. Tout un faisceau de solutions va émerger, qui devraient permettre de trouver de nouveaux équilibres.
P. I. — Alors que le foncier manque, comment partager la voirie pour donner sa place à chacun ?
F. K. — Pendant des années, l’urbanisme fonctionnaliste prôné par la charte d’Athènes — rédigée en 1933 sous l’égide de Le Corbusier — encourageait la séparation des fonctions. Cela a conduit à une déconnexion et à une superposition du niveau de la voiture et de celui du piéton. Mais, ce faisant, on créait des effets de dalle nocifs qui coupaient l’humain de la nature et du sol sur lequel il doit vivre. Depuis le début des années 2000, les politiques urbaines visent au contraire des principes de mixité. Mais nous savons que les villes ne vont plus s’étendre, car la loi impose de reconstruire la ville sur la ville et de renoncer à toute artificialisation des sols. Résultat, l’extension de la tache urbaine s’arrête.
P. I. — Indispensable pour désenclaver un territoire et permettre son expansion, la route doit en même temps devenir invisible et se faire oublier. Comment répondez-vous à ces injonctions contradictoires ?
F. K. — Jusqu’au début des années 2000, l’une des voies d’entrée dans Marseille passait par un grand viaduc autoroutier en sursol des quais, le long du littoral. Un peu sur le modèle de la « sopraelevata », cette autoroute en surplomb qui s’enroule autour du port de Gênes. Quand on entrait en ville en voiture, c’était spectaculaire : cela donnait l’impression d’approcher en avion. Mais Euroméditerranée, l’établissement public d’aménagement du littoral, a souhaité supprimer cet autopont au motif qu’il constituait une balafre dans la ville. Il a été détruit et remplacé par un tunnel. Il aurait pu être intéressant de garder cette passerelle et de la transformer en promenade piétonne haute avec ses vues imprenables sur le port, sur le principe de la High Line à New York, ancienne voie ferrée aérienne transformée en parc suspendu avec des vues uniques sur Manhattan. Le but est toujours d’insérer la route dans le paysage. Nous avons participé il y a quelques années à un gros projet sur le contournement nord de Marseille, un projet à 800 millions d’euros. L’objectif était d’aménager l’autoroute qui traverse les quartiers nord, la rocade L2. Nous voulions la recouvrir et avions longuement réfléchi aux moyens de faire la couture urbaine, la suture des quartiers autour de cette cicatrice. Nous n’avons pas remporté le concours, et l’entreprise gagnante a fait l’économie de cet aménagement de surface qui était pourtant attendu par les habitants de ces quartiers. La balafre est restée comme une tranchée à ciel ouvert. Elle est aujourd’hui peu à peu recouverte par d’autres, mais avec beaucoup de lenteur.
P. I. — Comment éviter que la route ne soit justement une rupture, une coupure ?
F. K. — Je conçois la route comme étant au centre d’une composition : elle doit mettre en scène le paysage. La route des Alpes, qui longe la Durance, a mis en valeur la ville de Sisteron dominée par sa citadelle et blottie contre une arête rocheuse qui la protège des vents du nord de la montagne. C’est fabuleux. L’autoroute a été composée par des ingénieurs, mais aussi par des paysagistes qui ont permis de magnifier un morceau de patrimoine. C’est aussi cela, la route de demain : pas de rendement immédiat, mais la mise en valeur patrimoniale du paysage.
P. I. — Dans vos grands projets, quelles solutions privilégiez-vous pour faciliter les flux de circulation des voitures, réduire les bouchons, diminuer les nuisances sonores ?
F. K. — Une route est un aspirateur à voitures. Plus elle est large et confortable, plus elle absorbe de véhicules. Une autoroute est donc le meilleur moyen d’aller d’un bouchon à un autre bouchon. Pour réduire les embouteillages, il faut réguler la vitesse, ce qui amène de la fluidité. Mais l’urbaniste ne peut agir seul ; c’est au législateur de réduire la vitesse. En passant de 110 à 90 km/h entre Marseille et Aix, nous avons éliminé quasiment 90 % des bouchons liés aux effets coup de frein qui conduisent à la thrombose. En Nouvelle- Zélande, à Auckland, où vivent 2 millions de personnes, soit près de la moitié du pays, l’habitat constitué de maisons et non d’immeubles est très étalé. Les autoroutes urbaines qui mènent au centre-ville sont constamment régulées par intelligence artificielle, avec des feux sur les bretelles d’accès qui laissent passer en fonction du trafic.
P. I. — Faute de pouvoir faire cohabiter tout le monde, la solution passe-t-elle par des usages alternés ?
F. K. — Nous menons une expérience à Marseille sur la corniche Kennedy, créée dans les années 1950. Deux matinées par mois, elle est complètement interdite aux voitures — sauf riverains — et autorisée aux seuls vélos, piétons et rollers. C’est tout ou rien, comme les cols de montagne qui sont réservés aux cyclistes certains dimanches du mois. À défaut d’être physiquement divisé, l’espace peut être partagé sur un calendrier. Dans le même esprit, nous réfléchissons à empêcher certains dimanches les voitures d’emprunter la route des Goudes, cette route côtière magnifique si souvent embouteillée, un cul-de-sac de six kilomètres qui mène au parc des Calanques, au petit village des Goudes au sud de Marseille, et qui se termine par la baie des Singes. Nous voulons autoriser plusieurs niveaux de sanctuaires. En semaine, il est possible d’avancer en voiture jusqu’au port de la Madrague où un parking de délestage a été aménagé. Mais le week-end il faudra laisser sa voiture bien en amont et une noria de petits bus électriques fera la navette. Les mêmes principes pourraient s’appliquer en centre-ville afin d’améliorer la circulation d’une ville ancienne où l’on ne peut pas élargir la voirie. Il s’agit de compter et de gérer.
P. I. — Quel avenir pour des solutions modulaires, où le marquage au sol avec des LEDs, permet de transformer à tout moment de la journée une voie routière en piste cyclable ou en couloir de bus en fonction des besoins ?
F. K. — Ces solutions modulaires sont très intéressantes et font l’objet de nombreuses expérimentations. Mais elles butent encore sur le fait que les gens ne respectent pas les règles minimales, n’observent pas ce qui se passe sous leurs pieds. Une piste cyclable qui prend une partie du trottoir de la promenade de la plage est impraticable le dimanche tellement il y a de badauds qui se baladent dessus. Les gens ne font pas attention. Il faut un organisme qui régule les usages, car cela ne peut pas se faire automatiquement.
P. I. — Conçoit-on les grands projets d’infrastructures routières de la même manière en Europe et sur les autres continents ?
F. K. — Au sein de l’Europe, il y a une harmonisation sur la façon de travailler en raison des contraintes réglementaires et environnementales. C’est loin d’être le cas en Asie. Il y a deux ans, j’ai travaillé au Laos, où des entreprises chinoises construisent des TGV, des barrages sur le Mékong, fleuve nourricier dont les familles utilisent le limon pour leurs maraîchages et leurs cultures sur un marnage d’une trentaine de mètres. En installant 70 barrages en cinq à six ans sur le Mékong pour faire du Laos la pile de l’Asie, les Chinois ont provoqué le plus vaste exode rural de la planète en noyant les terres cultivables. Ils offrent des compensations financières d’un montant ridicule, et avancent à grands pas. En Chine, il y a quinze ans, pour étendre le port de Ningbo, situé au sud de la baie de Hangzhou, ils n’ont pas hésité à raser quatre îles pour créer un polder. Il n’y a pas de contraintes environnementales, pas de loi, ou alors le chantier est considéré comme une « opération spéciale » qui permet de la contourner. Ils ont tous les droits pour développer ce port gigantesque, l’un des premiers au monde. À Madagascar, j’ai pu voir des entreprises chinoises interrompre des chantiers d’autoroutes et laisser la chaussée sans revêtement final sous prétexte que les Malgaches n’arrivaient plus à payer. Les entreprises européennes ne se conduisent pas de cette manière. Il est urgent de mettre en place une harmonisation mondiale.