Politique Internationale — L’économie circulaire : tout le monde en parle, mais peu de gens savent vraiment de quoi il retourne. Peut-on résumer ce concept ?
Roland Marion — L’économie circulaire, en quelques mots, consiste à intégrer les questions de ressources dans nos modes de consommation et de production. Le changement de pied est considérable car il s’agit d’aller à contre-courant de phénomènes solidement ancrés : depuis — presque — toujours, la planète a vécu au rythme d’une économie linéaire. Les maillons de cette chaîne sont encore solides : on extrait des matières premières, on fabrique, on vend, on consomme et on se débarrasse des produits finis, sans autre forme de procès, en jetant, en mettant à part, en incinérant… Bref, l’avenir de tout ce qui a servi ne nous concerne pas. Un cycle est passé, il est terminé.
L’économie circulaire correspond à une philosophie diamétralement opposée, qui s’applique à chaque étape du processus. Dès l’approvisionnement en matières premières, on utilise des techniques qui permettent de réutiliser certains composants comme l’eau, l’énergie ou toute une série de matériaux. Ensuite, dans l’élaboration des produits, on cherche à les rendre plus verts ou à augmenter leur durée de vie. Enfin, le recyclage permet de donner une nouvelle vie à des éléments qui auraient été détruits auparavant. Voilà, de manière synthétique, les grandes lignes de l’économie circulaire, l’économie la plus moderne qui soit.
P. I. — Cette économie circulaire est donc très récente…
R. M. — Jusqu’au début des années 2010, cette approche n’est pas vraiment théorisée. Un autre terme fait alors florès : le développement durable. L’économie circulaire s’impose peu à peu par l’extension et la densité de ses périmètres. Non seulement elle couvre l’ensemble des champs — la consommation, l’innovation, la protection de l’environnement… —, mais elle suppose des mutations industrielles et socio-comportementales sans précédent. À travers l’économie circulaire, la planète fonctionne sur un autre mode. Il est impossible de savoir qui a inventé ce concept : il a émergé progressivement, à mesure que le cycle de vie des matières premières et des produits était envisagé sous un nouveau prisme. L’économie circulaire n’est pas une école de pensée dont la paternité reviendrait à une personnalité ou à un organisme clairement identifié.
P. I. — Cette émergence progressive signifie-t-elle que la société, par le passé, a pu faire de l’économie circulaire sans le savoir ?
R. M. — Bien sûr. Souvenons-nous des chineurs au début du XXe siècle : ils ont commencé à sillonner les rues quand les préfets les ont autorisés à récupérer certains déchets, détritus ou objets inutilisables. Seule différence, de taille, entre la « chine » et les fondements de l’économie circulaire : les chineurs ne récupéraient que ce qu’ils allaient pouvoir revendre rapidement. Il n’y avait aucune étape dans l’intervalle, comme le recyclage aujourd’hui. Lequel recyclage n’obéit pas seulement à un impératif écologique, comme on le dit parfois. Les produits sont recyclés parce qu’il y a un marché pour cela, une logique économique dont les rouages sont de mieux en mieux perçus par l’opinion publique. Cette logique est étayée par un environnement réglementaire de mieux en mieux balisé : par exemple, la Commission européenne a précisé que les bouteilles en plastique devaient contenir un taux de matière première recyclée de 25 % d’ici à 2025, puis de 30 % à l’horizon 2030. À charge pour les acteurs d’adapter leur chaîne de fabrication en conséquence.
P. I. — Recyclage, valorisation des déchets, écoconception… Ces différents processus renvoient-ils tous à la même chose ou peut-on établir un net distinguo ?
R. M. — Ces différentes opérations ont pour dénominateur commun d’être réunies sous la bannière de l’économie circulaire. Pour autant, chaque processus renvoie à des spécificités distinctes, qu’il n’est pas inutile de rappeler. L’écoconception consiste à fabriquer des produits en pensant déjà à leur fin de vie et intègre des éléments qui dessineront leur futur. Le recyclage sépare les composants pour en réutiliser certains. L’économie de la fonctionnalité introduit un nouveau mode de relation entre producteur et acheteur : quand une machine est la propriété du consommateur, le producteur a intérêt à ce qu’elle soit remplacée le plus souvent possible. Si le fabricant met cette machine à la disposition du consommateur pour un usage donné, en fixant un tarif de location, tout en en restant propriétaire, la perspective change : il a intérêt, cette fois, à la concevoir de telle manière qu’elle dure le plus longtemps possible. L’écologie industrielle et territoriale offre la possibilité aux acteurs situés dans une même zone géographique de jeter des passerelles entre leurs activités respectives : une entreprise qui fait venir des produits sur des palettes, plutôt que de détruire ces palettes, les acheminera jusqu’à l’entreprise voisine qui s’en servira pour une autre activité. N’oublions pas non plus les opérations de réparation : elles sont désormais monnaie courante, et des produits jadis délaissés peuvent aujourd’hui parfaitement être remis en état.
P. I. — Quels sont les matériaux les plus facilement recyclables ?
R. M. — Par définition, tous les matériaux sont recyclables. Ils le sont d’autant plus s’il existe un marché pour ces opérations, source de compétitivité pour les entreprises. Certains secteurs comme le papier, les emballages ou le textile disposent de filières déjà complètement opérationnelles. Pour les plastiques, on part de plus loin, mais cette industrie s’est mise en ordre de marche pour recycler à grande échelle. La politique en matière de recyclage n’est pas mue uniquement par des critères économiques et/ou environnementaux. La dimension géostratégique joue également un rôle important : plus personne ne discute l’utilisation problématique des métaux stratégiques, voués à s’épuiser rapidement si rien n’est fait pour repenser la filière. Le recyclage des matériaux conçus à partir de ces métaux rares offre une solution alternative pour ne pas tirer sans relâche sur les gisements dont l’Europe est parfois très dépendante. À l’arrivée, que les moteurs de décision soient d’ordre strictement économique, géopolitique ou écologique, ils se conjuguent pour envisager tous les matériaux sous l’angle du recyclage.
P. I. — Qu’en est-il pour les matériaux issus du BTP ? Obéissent- ils aux mêmes conditions de recyclage que les matériaux industriels plus légers ?
R. M. — Les matériaux issus du BTP représentent un cas un peu à part. Ce sont des matériaux dits « inertes », pour lesquels les opérations de déconstruction sont plus lourdes. Par exemple, les bétons se manient avec un arsenal de process réservés à des hyper-spécialistes. Mais les professionnels ont parfaitement intégré la nécessité de recycler. Ils sont également présents en amont de l’économie circulaire, avec des procédés d’écoconception qui assortissent la fabrication des bétons de possibilités de réutilisation. Les groupes de BTP ne sont plus seulement préoccupés par la bonne marche de leurs chantiers.
Désormais, lors de la phase de conception d’un projet, les scénarios de démantèlement sont déjà sur la table, avec des schémas précis pour le réemploi des matériaux.
P. I. — Quelles sont les organisations au sens large qui impulsent une dynamique en faveur de l’économie circulaire ? Les pouvoirs publics, les entreprises, les associations, les ONG…
R. M. — On pourrait presque commencer par les consommateurs, de plus en plus soucieux d’adopter un comportement vertueux. Par exemple, ils en ont assez de voir les produits crouler sous les emballages. Ils voient bien l’inflation des plastiques, que l’on met à toutes les sauces. Les citoyens sont dans une logique d’appropriation — ou de réappropriation — de leur mode de consommation ; ils ne veulent plus subir les diktats du marketing et des outils traditionnels de vente des produits.
Les pouvoirs publics ? Bien évidemment, ils sont même en première ligne, à l’instar de l’ADEME qui s’est dotée en 2015 d’une direction dédiée. Notre rôle est bien défini : nous sommes étroitement associés à cette politique opérationnelle qui met l’économie circulaire au cœur de l’économie. Nous sommes bien placés pour voir comment cette dimension irrigue désormais aussi bien les politiques publiques que la vie des affaires en général.
Un commentaire sur les entreprises : elles sont souvent présentées comme rétives à ce changement de paradigme. Sous prétexte qu’il générerait des surcoûts et se solderait par une avalanche de textes administratifs. Or elles sont, au contraire, en demande d’un essor de l’économie circulaire, mais elles souhaitent simplement que tout le monde soit traité sur un pied d’égalité. Autrement dit, qu’il n’y ait pas d’exceptions — parmi les secteurs, les branches de l’industrie ou la typologie des auteurs — qui rendraient le nouveau mode de fonctionnement peu lisible. Elles souhaitent également des instructions réglementaires claires et susceptibles d’être anticipées. Enfin, mais est-ce une révélation, chacun n’avance pas seul dans son coin : de même que les entreprises n’ont pas vocation à introduire dans le circuit de l’économie circulaire des produits qui n’auraient pas les faveurs des consommateurs, il ne s’agit pas pour ces derniers d’avoir des exigences qui multiplieraient les étapes de transformation des produits.
P. I. — Il n’y a donc pas de surcoût pour les entreprises…
R. M. — Non, à condition d’être sur un pied d’égalité normatif, y compris pour les entreprises situées en dehors des frontières de l’Europe et dont on importe les produits. On peut même considérer que les entreprises qui ne sont pas pleinement entrées dans ces démarches circulaires ou qui ne les ont pas anticipées prennent un risque. Non seulement les réglementations continueront à favoriser les modes de production plus respectueux des ressources planétaires, mais les consommateurs aussi, par leur appropriation toujours plus importante de ces enjeux, privilégieront de plus en plus les produits à faibles impacts environnementaux.
P. I. — Les normes, en particulier les normes qui concernent les processus de fabrication, sont-elles un frein à l’engagement des entreprises en faveur de l’économie circulaire ?
R. M. — Concernant les normes, nous pouvons distinguer deux cas. Dans certains secteurs comme le bâtiment, il existe des normes qui limitent le recours au réemploi ou au recyclage. Par exemple, les contraintes imposées sur les nouveaux ouvrants imposent des menuiseries double, voire triple vitrage, qui interdisent l’utilisation en réemploi de fenêtres plus anciennes qui ne bénéficient pas de ces qualités normatives. Dans la construction, les normes de contraintes techniques sont basées sur des matériaux de première extraction. La plupart du temps, des matières recyclées feraient l’affaire, mais elles n’ont pas fait l’objet de tests de résistance et donc de normalisation. Enfin, le recours à la matière première de recyclage peut nécessiter des outils de production un peu différents, ce qui implique des investissements. C’est possible, mais économiquement délicat pour des outils très récents — dont les industriels ne vont pas se défaire avant la fin de l’amortissement.
P. I. — Revenons un instant aux matières premières. Leur impact environnemental s’est-il amélioré ? Si oui, dans quelles proportions ?
R. M. — En France et en Europe, avec les réglementations sur les installations classées, on peut considérer que les matières premières de première extraction sont exploitées de manière de plus en plus conforme aux impératifs environnementaux. Mais cela n’enlève rien à l’impérieuse nécessité de leur substituer, chaque fois que les outils du recyclage le permettent, des matières premières qui ont déjà connu une ou plusieurs vies. Car dans la plupart des pays, en Asie ou en Afrique, les conditions environnementales, et souvent sociales, d’extraction des matières premières restent très préoccupantes.
P. I. — Dans la même veine, que peut-on dire de l’empreinte écologique des produits recyclés ? Les opérations supplémentaires requises par les processus de recyclage augmentent-elles le bilan carbone des produits en question ?
R. M. — C’est exactement le contraire. Par exemple, on a calculé qu’une tonne de plastique recyclé économisait deux tonnes de CO2 par rapport à une tonne de plastique non recyclé, en prenant en compte l’ensemble des émissions : extraction, transport, transformation. De manière globale, chaque année en France, 22 millions de tonnes de CO2 sont économisées grâce au recyclage. Nous sommes engagés dans une course de fond, au cours de laquelle la double performance du recyclage, écologique et économique, ne va cesser de s’améliorer.
P. I. — Peut-on dire que les économies développées sont en pole position pour développer l’économie circulaire, par rapport à des pays en voie de développement qui n’ont ni les mêmes outils ni le même environnement pour basculer dans cette nouvelle ère ?
R. M. — Les économies développées sont les plus avancées, mais cela ne signifie pas que les pays en voie de développement (PVD) sont loin derrière. Les premières ont franchi la marche parce qu’elles mesurent les dangers d’une économie linéaire. Après avoir construit un système, elles sont en train d’en sortir, avec d’autres points de repère en ligne de mire. Pour les PVD, la situation se présente différemment puisqu’ils n’ont pas encore atteint ce stade linéaire. Mais cet état de fait régulièrement présenté comme un handicap pourrait se muer en avantage : pourquoi ne pas zapper l’étape linéaire pour basculer immédiatement dans le circulaire ? Certes, il est difficile d’imaginer tous les pans de l’économie des PVD effectuer ce saut, mais de nombreux secteurs en ont la capacité. Il ne faut pas croire que ces pays ont une perception lointaine des indicateurs clés communiqués par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et les COP.
P. I. — Au sein des entreprises, quels sont les professionnels les plus concernés par l’économie circulaire ?
R. M. — Je repère surtout l’augmentation des formations. Dans un nombre croissant d’entreprises, les salariés prennent le temps de découvrir les circuits de l’économie circulaire. Ce n’est pas une simple initiation : la volonté d’apprentissage est d’autant plus marquée que les différents acteurs — dirigeants, managers, syndicats… — savent que l’économie circulaire irrigue toutes les composantes de l’entreprise : production, vente, marketing… Nous ne sommes plus dans un environnement, comme au début de la réflexion autour du développement durable, où ces thématiques sont l’apanage de quelques personnes dans l’entreprise, chargées d’élaborer une stratégie à des kilomètres de hauteur. L’économie circulaire est devenue prioritaire pour tous.
P. I. — Vous contribuez au mouvement Les Écolos qui vient d’être lancé. Comment percevez-vous cet engagement par rapport à vos activités à l’ADEME ?
R. M. — Oui, je suis vice-président des Écolos. Cet engagement est en cohérence idéologique avec les sujets qui me tiennent à cœur. Il n’est pas nouveau car je suis élu au Conseil régional des Pays de la Loire et, à ce titre, délégué à la transition écologique et énergétique. Pour la petite histoire, je m’intéresse aux questions environnementales depuis mes douze ans, lorsque j’ai lu Pagnol et en particulier Le Temps des secrets. Le personnage de Paul, le petit frère de Marcel, attaché à son pays et proche de la nature, m’a tout de suite plu. Même si, de mémoire, il prenait aussi un certain plaisir à arracher les pattes et les ailes des insectes… Je suis devenu géologue pour cette raison, et j’ai toujours veillé au maintien d’une stricte étanchéité entre mon univers professionnel et ces engagements plus personnels. C’est toujours le cas à l’ADEME. Les dossiers que j’ai à traiter dans un cas ou dans l’autre sont tout à fait différents mais contribuent, je l’espère, à faire progresser la cause pour laquelle nous devons tous nous mobiliser.