Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'excellence française au service de la mobilité

Politique Internationale — Peut-on parler d’une expertise industrielle française ? Si oui, comment la qualifier ? Et comment se vérifie-t-elle sur le territoire national ?

Florent Menegaux — La France offre à l’industrie un champ très large de possibilités pour se développer. D’abord, le pays est bien positionné en termes d’infrastructures. Les routes et les chemins de fer y participent au premier chef mais aussi beaucoup d’autres choses, comme l’approvisionnement en électricité — une électricité majoritairement décarbonée. Ensuite, les entreprises reçoivent un accueil favorable de la part des pouvoirs publics. En particulier les installations de recherche, qui bénéficient d’un environnement compétitif. Enfin, nous disposons d’un solide patrimoine industriel, notamment à travers un maillage serré de sous-traitants situés pour la plupart à la périphérie des grands sites de production. Alors oui, la France dispose d’une véritable expertise industrielle qui incite à s’y implanter et à travailler avec l’ensemble des acteurs économiques !

P. I. — Voilà pour les atouts, et ils sont nombreux. Mais il y a aussi des handicaps…

F. M. — Le coût salarial reste un vrai obstacle. La France est même l’un des pays les plus pénalisés en Europe, avec une part très importante de prélèvements sociaux. En comparaison, les salaires en Allemagne sont beaucoup moins taxés. En France, la diminution des charges sociales est un enjeu majeur. Si nous ne le faisons pas, nous allons continuer à décourager l’activité. Par extension, c’est tout le système fiscal français qui fragilise l’industrie. Un autre exemple : même s’ils ont baissé, les impôts de production restent une spécificité française ! En Allemagne, c’est l’inverse : les installations de production sont subventionnées par les pouvoirs publics. Enfin, parmi les handicaps, comment passer sous silence cette autre difficulté hexagonale que constitue le manque de main-d’œuvre qualifiée ? Chez Michelin, pour y faire face, nous n’avons pas hésité à créer nos propres écoles de formation comme notre « Manufacture des talents » qui a récemment ouvert ses portes à Clermont-Ferrand.

P. I. — Quels sont les types de métiers les plus particulièrement affectés ?

F. M. — Les métiers techniques sont les premiers concernés : électriciens, électromécaniciens, chaudronniers, pour n’en citer que quelques-uns. Nous manquons aussi de certaines catégories d’ingénieurs. Pour l’ensemble de ces métiers, je regrette profondément que l’apprentissage ne soit pas plus développé en France. Il y a eu des progrès et il faut le saluer, mais cela reste encore insuffisant. La comparaison avec notre voisin allemand est édifiante : outre-Rhin, les deux systèmes — privé avec les entreprises et public avec l’éducation — sont beaucoup mieux imbriqués afin de répondre aux besoins de compétences. Je prends volontiers l’exemple de l’Allemagne car il s’agit d’un pays proche sur suffisamment d’aspects pour rendre la comparaison pertinente.

P. I. — On a un peu l’impression que la France accuse un retard structurel…

F. M. — Les questions d’éducation sont un problème de fond : en France, nous avons tendance à considérer les matières scientifiques et les sciences en général comme relevant d’un domaine réservé aux seuls experts, c’est dommage. C’est une très bonne chose que les mathématiques soient de nouveau dans le tronc commun au lycée. N’oublions pas que la science est partout ! Nous vivons dans un monde de plus en plus technologique, et il est impératif de donner à nos enfants les outils pour le comprendre et le transformer.

P. I. — Puisque vous parlez de l’importance de l’enseignement, comment expliquer que les filles soient sous-représentées dans les filières scientifiques ? Et, par conséquent, absentes dans l’industrie.

F. M. — Il est vrai que les filières scientifiques n’attirent pas suffisamment de filles. Cette situation tient au manque d’informations concernant les métiers passionnants qu’ouvrent ces voies, mais également à l’autocensure des filles lorsqu’il s’agit d’effectuer leur choix de parcours. La place des filles dans les cursus scientifiques ne va pas s’améliorer spontanément. Si rien n’est entrepris sur le long terme, nous risquons de pérenniser encore davantage cette situation dommageable. Chez Michelin, nous féminisons les équipes et apportons une attention particulière à la proportion de femmes aux postes de management. Le comité exécutif du groupe est aujourd’hui composé à 40 % de femmes.

P. I. — Ces difficultés à recruter, aussi bien des femmes que des hommes, Michelin les expérimente-t-il de manière concrète ?

F. M. — Je prendrais un seul exemple : pour implanter un hub digital, fort de plusieurs centaines de salariés, nous avions privilégié dans un premier temps la région lyonnaise, où nous sommes déjà présents. Avant de réaliser quelques mois plus tard que nous ne parvenions pas à recruter au rythme nécessaire. Finalement, nous avons créé un nouveau hub à Pune, en Inde : la main-d’œuvre sur place n’y est pas mieux formée qu’en France, mais elle est immédiatement disponible. C’est un avantage considérable : nous ne sommes pas obligés de multiplier les efforts pour étoffer les équipes. Résultat : nos effectifs, à Pune, se sont hissés rapidement à 1 500 personnes, et l’activité est grandissante. Nous devons vraiment prendre conscience de ces difficultés en France.

P. I. — Le maître mot de votre stratégie est devenu le « tout durable et bas carbone ». Cette stratégie est-elle déclinée différemment selon la maturité écologique des marchés ? Dans certains pays, la lutte contre le carbone n’est pas une priorité…

F. M. — D’abord et avant tout, cette stratégie est la seule viable pour pérenniser le développement d’un groupe comme Michelin. Les grands objectifs climatiques sont devenus prioritaires et l’industrie est un levier essentiel pour les atteindre. La stratégie du groupe dans ce domaine est globale : nous ne faisons pas de différence dans nos actions selon les pays et leur maturité sur ces questions. Quand nous construisons une nouvelle usine, quel que soit son lieu d’implantation, elle intègre les dernières certifications en matière de CO2. De même, quand nous avons cessé d’employer des huiles aromatiques dans la fabrication des pneus, cette décision s’est appliquée à toutes les unités du groupe. Le durable, chez Michelin, s’applique partout et sans distinction.

P. I. — Vos homologues étrangers connaissent-ils avec précision les forces et les faiblesses de l’industrie française ? Sont-ils capables de se mouvoir avec efficacité dans l’environnement de notre pays ?

F. M. — Les industriels sont des gens pragmatiques. Ils jaugent assez vite les conditions d’un environnement économique. S’ils considèrent qu’il y a suffisamment de facteurs favorables pour investir, ils sont capables de trancher sans délai. Les décideurs étrangers sont également très attentifs au climat politique ; par exemple, un discours anti-européen systématique les inquiéterait durablement. De la même manière, nos partenaires ont du mal à comprendre les incessants changements de règles dans le fonctionnement de la plupart des secteurs. La décision de construire une usine s’inscrit toujours dans une vision à long terme : l’installation va fonctionner quarante, cinquante, soixante ans. Autant dire que, si les règles du jeu changent tout le temps, on dissuade certains acteurs d’investir sur un territoire. Or, en France, nous aimons régulièrement détricoter ce qui a été fait, et refaire ensuite. La volatilité de certaines décisions administratives est un mauvais signe envoyé à l’étranger.

P. I. — Ces mêmes homologues sont-ils impressionnés par les champions français que l’on recense dans plusieurs secteurs industriels ?

F. M. — La France compte plusieurs groupes industriels de taille mondiale et leaders sur leurs marchés. On ne peut que s’en féliciter : ils sont devenus incontournables et participent directement au rayonnement de l’excellence française. La qualité d’un tissu industriel ne se limite pas à quelques géants : la densité des PME et des ETI est aussi un critère important de réussite. Or la France ne dispose pas d’un vivier suffisant d’ETI. Une fois de plus, la comparaison avec l’Allemagne montre notre retard : ce pays recense un très grand nombre d’entreprises de taille moyenne qui ont cette capacité à irriguer l’économie tout entière. Le développement de notre pays passe par un soutien accru aux ETI, qui sera très profitable également aux multinationales françaises pour lesquelles elles sont des partenaires attitrés. Enfin, ne croyons pas que leur implantation solide et leur périmètre étendu offrent à nos grands groupes toutes les marges de manœuvre : le rôle de l’État à leurs côtés doit être plus clair. Autant un appui public en phase d’amorçage d’un nouveau marché est très utile, autant il peut être contre-productif quand l’entreprise atteint son rythme de croisière : elle perd en effet en autonomie et en agilité si l’État a son mot à dire dans les décisions stratégiques.

P. I. — Où doivent alors se situer les efforts de l’État ? Quelle serait l’attitude la plus juste ?

F. M. — L’État doit savoir quand et comment aider les entreprises, pour rendre son intervention le plus efficace possible. Certains pays comme la Chine réservent par exemple leurs marchés publics à leurs champions nationaux. C’est évidemment un avantage concurrentiel très important. Là encore, nous ne devons pas être naïfs, et l’Europe doit s’adapter !

P. I. — La crise sanitaire, la guerre en Ukraine, l’envolée des prix de l’énergie, les difficultés d’approvisionnement pour un grand nombre de matières premières et de matériaux… Un tel maelström encourage-t-il les industriels à fonctionner en circuit fermé ? À se replier sur leurs positions et à défendre avant tout leurs acquis ?

F. M. — Chez Michelin, nous croyons beaucoup au travail en écosystème. Agir seul serait un non-sens au regard de nos centaines de milliers de clients, de nos dizaines de milliers de fournisseurs et de la complexité des sujets à traiter. Nous créons une dynamique qui encourage les coopérations. J’en citerai quelques-unes : nous développons Symbio, une coentreprise avec Forvia pour le développement de piles à hydrogène. Nous développons également Add up, une société conjointe avec Fives pour la conception et la commercialisation de machines et de pièces métalliques utilisant la technologie de fabrication additive. Pour notre recherche, nous collaborons de longue date avec le CNRS. Au niveau commercial, nous sommes associés à l’entreprise japonaise Sumitomo au sein d’une joint-venture spécialisée dans la distribution pneumatique.

P. I. — On ne peut pas s’empêcher de penser que les tensions économiques fragilisent les modes de coopération…

F. M. — Fonctionner en écosystème est très exigeant, surtout quand nous devons travailler avec des concurrents ! Par exemple, nous nous sommes associés avec Bridgestone pour développer une technologie permettant d’obtenir du noir de carbone recyclé.

P. I. — Quelles ont été les grandes leçons de la crise sanitaire pour l’économie mondiale ? Y a-t-il des process ou des façons de faire qui doivent définitivement être relégués au second plan ?

F. M. — Le principal enseignement réside dans les limites de la globalisation. Au fil du temps, l’économie a adopté un fonctionnement un peu débridé qui laissait penser qu’une internationalisation à tout- va allant de pair avec l’hyperspécialisation de certains marchés géographiques ne posait aucun problème. La pandémie a jeté un véritable pavé dans la mare et mis en lumière la fragilité de cet équilibre. On s’est aperçu notamment que, dans une situation de crise extrême, la dépendance à la Chine devenait périlleuse. L’exemple le plus criant étant celui de la livraison de masques.

P. I. — La globalisation doit donc être remise en cause…

F. M. — Absolument pas. La globalisation est un fait et on ne reviendra pas en arrière. Soyons clairs, elle a été et est toujours bénéfique ! Elle permet à de nombreuses populations sur la planète de se développer et d’accroître leur niveau de vie. En revanche, la pandémie nous a fait prendre conscience qu’il était urgent de l’adapter et de la rééquilibrer. C’est important pour les personnes, mais aussi pour la planète ! Une globalisation débridée n’est plus soutenable.

P. I. — Pour conclure, qu’y a-t-il de plus français chez Michelin ?

F. M. — Probablement une certaine vision de la place de l’homme dans le monde. Notre système de valeurs national découle directement de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est ce socle qui nous a permis de développer un certain nombre de valeurs qui irriguent notre stratégie au quotidien.