Sir Anthony Giddens, baron de son état, préfère que ses visiteurs l'appellent Tony. Et lorsque l'un d'eux sonne à la porte de l'immeuble de son bureau londonien, il n'est pas rare de voir Tony « himself » descendre ouvrir, en manches de chemise et baskets aux pieds. Anobli en 2004 pour services rendus à la science britannique, Anthony Giddens revendique haut et fort ses racines populaires et son identité sociale-démocrate ; son accent cockney des faubourgs de Londres, où il est né en janvier 1938, en témoigne. Issu d'une famille modeste, il a gravi tous les échelons de la méritocratie britannique jusqu'à siéger aujourd'hui à la Chambre des lords. Il est l'auteur de plus d'une trentaine d'ouvrages traduits en vingt-neuf langues.Le père de la « troisième voie » a d'abord tracé son chemin comme sociologue. Après avoir étudié à l'université de Hull à la fin des années 1950, il obtient un master à la London School of Economics - qu'il dirigera de 1997 à 2003 - et décroche son doctorat à l'université de Cambridge où il enseignera pendant un temps. Dans les années 1960, Anthony Giddens fait ses gammes de jeune sociologue à l'université de Leicester, puis à Berkeley, dans le chaudron bouillonnant de la contre-culture californienne.
Giddens ne tarde pas à devenir une « étoile » de la sociologie. Dans deux ouvrages majeurs - Central Problems in Social Theory (1979) et The Constitution of Society (1984) -, il développe sa théorie de la « structuration » selon laquelle la réalité sociale d'un individu est autant liée à sa personnalité et à son libre-arbitre qu'à son environnement.
Depuis une quinzaine d'années, la renommée du professeur Giddens a toutefois largement dépassé les cénacles relativement confidentiels de la sociologie contemporaine. Il est devenu l'un des penseurs les plus féconds de la modernité et l'un des analystes les plus pointus des transformations qui bouleversent notre planète depuis la chute du mur de Berlin. Confronté à la révolution des technologies de l'information, à la mondialisation de l'économie et des échanges, à l'absence d'alternative au système capitaliste et à l'éclipse des revendications de classes, Anthony Giddens met au point, au cours des années 1990, un corpus d'idées devant permettre au citoyen du xxie siècle de faire face aux mutations du monde. Ce projet, d'abord élaboré dans Beyond Left and Right (1994), prendra le nom de « troisième voie », titre d'un ouvrage paru en 1998, dont le président américain Bill Clinton et les démocraties scandinaves s'inspireront avec bonheur. Mais c'est chez lui, en Grande-Bretagne, après près de vingt ans de thatchérisme, que les convictions d'Anthony Giddens auront le plus d'impact : il devient le conseiller politique de Tony Blair qui fait de la troisième voie la base idéologique du New Labour.
Anthony Giddens est convaincu de la nécessité de moderniser la social-démocratie. Si elle veut garder son âme et ses valeurs, cette social-démocratie en mouvement ne doit pas craindre les réformes. Au contraire : elle doit avoir le courage de reconnaître que l'État-providence est désormais caduc et offrir de nouvelles solutions aux citoyens afin de garantir la pérennité du modèle social européen.
Britannique et pro-européen, social-démocrate et libéral, utopiste mais réaliste, lord Giddens surprend et déconcerte par sa pensée iconoclaste et sa liberté de ton, en particulier en France où la très grande majorité des socialistes réfute en bloc les politiques de Tony Blair - taxé de « néolibéral ». Pour les lecteurs de Politique Internationale, voici Anthony Giddens en liberté.
Cet entretien a été réalisé pour Politique Internationale et le magazine allemand Cicero.
Olivier Guez - La troisième voie est née il y a plus de dix ans. Entre-temps, la mondialisation de l'économie s'est accélérée et un nouvel ordre politique s'est esquissé. Votre définition de la troisième voie a-t-elle varié au gré de ces évolutions ?
Anthony Giddens - Non, pas fondamentalement. Vous savez, ce que vous appelez la troisième voie n'est qu'un label. Au-delà de ce label, il s'agissait de mener à bien la rénovation de la social-démocratie afin de répondre au mieux aux mutations de la planète depuis la chute du mur de Berlin. Mon livre La Troisième Voie, publié en 1998, devait en réalité s'intituler « le renouveau de la social-démocratie », qui en est finalement devenu le sous-titre. L'expression est restée dans les mémoires. Depuis, des changements majeurs sont intervenus : les revers électoraux d'un grand nombre de partis sociaux-démocrates (1) ; la poussée du populisme de droite en Europe ; et, bien sûr, l'émergence de l'islam sur la scène internationale. Pour autant, le diagnostic que j'avais fait dans les années 1990 n'a rien perdu de son acuité. Au contraire : il anticipait des évolutions qui ont produit leurs effets ces dernières années. La troisième voie constitue un corps d'idées visant à réformer la social-démocratie historique tout en respectant ses valeurs fondamentales. Elle n'est pas dogmatique.
O. G. - Le New Labour est au pouvoir en Grande-Bretagne depuis bientôt dix ans. Quel bilan dressez-vous de son action gouvernementale ? Tony Blair a-t-il véritablement mené une politique de troisième voie ?
A. G. - Cette question est trop théorique. La troisième voie étant, comme je vous l'ai dit, un simple label, il importe peu qu'on l'utilise pour définir l'action de tel ou tel gouvernement. La véritable question porte sur le bilan des politiques mises en place. En termes de politique intérieure, les gouvernements du New Labour ont connu un grand succès. Il faut bien comprendre que, depuis l'accession au pouvoir de Tony Blair, les paramètres du débat politique ont totalement changé en Grande-Bretagne. En témoigne aujourd'hui l'émergence de David Cameron chez les Conservateurs. Ses positions sont très différentes de celles défendues traditionnellement par les Tories. Pourquoi ? Parce que Cameron n'a pas d'autre choix que de s'adapter à l'agenda du New Labour.
O. G. - Quelles en sont les grandes lignes ?
A. G. - Premièrement, l'économie doit être suffisamment dynamique pour générer de la croissance. C'est le cas ici depuis de nombreuses années. Deuxièmement, il faut que le plus grand nombre de gens en âge de travailler aient la possibilité de le faire. Lorsque le taux d'occupation des actifs est élevé et que le taux de chômage est faible, le gouvernement dispose d'un surplus de revenus qui peut être consacré au développement de secteurs prioritaires. Je pense, notamment, à l'amélioration des services publics ainsi qu'à la réduction des inégalités et de la pauvreté. En Grande-Bretagne, la pauvreté est encore très forte et les services publics peu …
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