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Aux sources médiévales de la francophonie

Francophonie : il est classique de faire remonter le mot au géographe Onésime Reclus, plus précisément à son livre de 1886, France, Algérie et colonies, dans lequel il définissait comme « francophones » « tous ceux qui sont ou semblent être destinés à rester ou à devenir participants de notre langue ». Ce n'était d'ailleurs pas à la rivalité avec la langue anglaise qu'il songeait, mais plutôt à la concurrence coloniale franco-allemande.

Admettons que le mot date de 1886, dans un contexte d'expansion coloniale. Toutefois, si l'on considère que la francophonie, c'est le « parler français » - et c'est bien le sens qu'on lui donne de nos jours, dans le souci de se démarquer de la période coloniale -, alors 1886 n'a plus aucun sens ni aucun intérêt. L'histoire du « parler français » est millénaire, et c'est ce « parler français », cette francophonie et son développement qui constituent l'objet même de l'actuelle politique de la Francophonie. Si, aujourd'hui, le combat pour la Francophonie est mondial, c'est dans le cadre restreint de l'Europe, c'est-à-dire du monde d'alors, qu'il a débuté il y a des siècles. C'est pourquoi, semble-t-il, il n'y a aucune incongruité à parler de « francophonie médiévale ». Peut-être même la véritable incongruité consiste-t-elle à s'interroger sur la Francophonie contemporaine sans revenir, de temps à autre, sur son passé.

« Francophonie » contre « germanophonie »

Si, de nos jours, l'un des problèmes essentiels de la Francophonie réside dans son positionnement vis-à-vis de l'anglais, langue dominante, il faut rappeler qu'historiquement le français dut livrer son premier combat contre le latin et l'allemand.

Ce n'est pas le lieu de retracer, pour la millième fois, l'historique du lent démarquage du français à l'égard du latin. Chacun sait, pour résumer, que du mariage entre le gaulois, langue celtique, et le latin vulgaire de la période impériale naquit le gallo-roman mérovingien et carolingien. De leur côté, les tribus franques parlaient le francique. Or, dès l'époque des célèbres « Serments de Strasbourg » (842), ces deux groupes de langues, tout en empruntant l'un à l'autre, se faisaient déjà face. Ces « Serments » entre deux petits-fils de Charlemagne - Charles le Chauve et Louis le Germanique - contre leur frère Lothaire sont souvent considérés comme les premiers textes « allemands » et « français ». Pour être compris des troupes de son allié « français », Louis le Germanique s'y exprimait en langue romane ; de même, Charles le Chauve, le « Français », s'y exprimait en langue tudesque ou vieux-francique - la langue maternelle de son grand-père Charlemagne - pour être compris des troupes de son allié « germanique ».

On était un an avant le traité de Verdun qui divisa l'empire carolingien en trois États : la Francie occidentale, la future France ; la Francie orientale, la future Allemagne ; et une Francie médiane, la Lotharingie, le futur champ de bataille franco-allemand. On ne peut guère imaginer symbolisme plus fort. Si l'on admet que, fondamentalement, la francophonie est la communauté des hommes de « parler français », l'année 842 en est la première manifestation évidente. Des hommes qui ne parlent plus le latin, mais une langue, le roman, différente de la langue de « ceux d'en face », le tudesque. Une « francophonie » face à une « germanophonie », un espace francophone qui s'est dégagé de l'emprise germanophone. Entre les deux, des hommes qui parlent ce que les linguistes d'aujourd'hui appellent le moyen-francique (francique luxembourgeois, francique mosellan), le francique rhénan, le francique lorrain, toutes langues appartenant au « groupe allemand ». La construction de la France se confondra avec l'expansion de l'espace francophone au détriment de cet espace intermédiaire germanophone.

Bien sûr, dans ce contexte de 842, il serait totalement erroné de parler de « nations ». Mais qui aurait pu deviner qu'on était là face aux embryons qui donneraient naissance à la France et à l'Allemagne, en même temps qu'au français et à l'allemand ? En d'autres termes, les deux notions de francophonie et de nation étaient intimement liées, dès l'origine. Une langue, un parler, une nation. L'unité nationale française se construira parallèlement à l'unification du « parler français », les deux se nourrissant l'une l'autre.

Ce n'est pas un hasard si ce fut l'Académie de Berlin qui, en 1782, se posa la question : « Qu'est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu'elle la conserve ? »La réponse arriva en 1784. Deux textes furent primés, celui du philosophe Johann Christoph Schwab - il fallait bien un Allemand - et celui de Rivarol, connu sous le titre de Discours sur l'universalité de la langue française. Les raisons pour lesquelles, selon ce dernier, l'allemand ne pouvait être une langue universelle ne sont pas sans intérêt : « Vers la fin du XVe siècle, et dans tout le cours du XVIe, cette langue n'offrait pas un seul monument. Négligée par le peuple qui la parlait, elle cédait toujours le pas à la langue latine. » Et de conclure par une phrase que la France de 2018 aurait peut-être intérêt à méditer : « Comment donc faire adopter aux autres ce qu'on n'ose adopter soi-même ? » Ou encore celle-ci : « L'accueil extraordinaire que ces princes [allemands] et leurs académies ont fait à un idiome étranger est un obstacle de plus qu'ils opposent à leur langue, et comme une exclusion qu'ils lui donnent. »

Sommets francophones et germanophones

Ce duel millénaire entre « francophonie » et « germanophonie » a-t-il la moindre pertinence en ce début de XXIe siècle ? La réponse est assurément affirmative si l'on en juge aussi bien par la politique allemande relative à la germanophonie que par celle de la France à l'égard de la francophonie.

Depuis 2004, on le sait, l'Allemagne organise chaque année, au niveau des chefs d'État, un sommet des pays germanophones. Au départ, il réunissait, autour de l'Allemagne, la Suisse, l'Autriche et le Liechtenstein. Après des controverses politiques très houleuses - le souvenir de la « Grossdeutschland » nazie était dans toutes les mémoires -, la Belgique et le Luxembourg se sont finalement joints à cet ensemble en 2014. Ces sommets s'affirment non politiques. Mais comment de telles réunions pourraient-elles ne pas être politiques, d'autant que les chefs d'État y sont accompagnés des chefs de gouvernement et qu'en marge ont lieu de nombreuses rencontres interministérielles, par exemple entre ministres de l'Intérieur ? À l'exception de l'Autriche, tous les pays participants appartiennent, en totalité ou en partie, à l'ancienne Francie médiane du traité de Verdun.

Il y manque évidemment la France, qui compte pourtant une communauté germanophone non négligeable, parlant l'alsacien et autres dialectes d'Alsace bossue et de Lorraine, qui sont des langues germaniques se rattachant au « Rheinfränkisc », le francique rhénan de la Francie médiane de 843. Ces locuteurs germanophones, dont le parler a statut officiel de langue régionale, seraient environ 700 000, soit dix fois plus que la Communauté germanophone de Belgique, néanmoins représentée aux sommets de la « germanophonie ». Cette absence de la France souligne évidemment le caractère très politique de ces sommets. En ce sens, la Lotharingie du petit-fils de Charlemagne, c'est-à-dire la Francie médiane, demeure, aujourd'hui comme hier, un terrain d'affrontement linguistique entre « francophonie » et « germanophonie ».

Car il est clair que ces sommets ne sont que des répliques de ceux des pays francophones. Point n'est besoin de plus ample démonstration. Remarquons seulement que les deux espaces francophone et germanophone continuent à se superposer, comme toujours. Parmi les États de la Francophonie, on retrouve, depuis 1970, la Belgique (ainsi que la Fédération Wallonie-Bruxelles depuis 1980) et le Luxembourg, puis la Suisse à partir de 1996, et enfin l'Autriche, comme observateur, depuis 2004, cette dernière agrémentant son entrée dans le système germanophone par un strapontin dans le système francophone. Timide empiètement de la francophonie dans la Francie orientale de Louis le Germanique et petite revanche sur l'inclusion de la Belgique francophone dans les sommets de la germanophonie. Les Francs n'étaient pas barbares au point de n'avoir pas compris les avantages de la double allégeance à des suzerains rivaux...

Le « françois » d'Angleterre

Le second champ d'action important de la « francophonie » médiévale fut l'Angleterre. Comme la Gaule, la Britannia, future Angleterre, fut d'abord un espace de langue celtique, puis d'occupation romaine. C'est au Ve siècle qu'arrivèrent les peuples germaniques, les Angles, les Saxons, les Frisons, qui imposèrent bientôt leurs langues, le francique, là aussi, mais également l'anglien, le saxon, le frison. Les Vikings s'y ajoutèrent aux VIIIe-IXe siècles. De toutes ces langues naquit l'anglo-saxon ou « oldenglish ». Autour de l'an 1000, malgré quelques reliquats celtiques et emprunts latins, l'anglo-saxon demeurait franchement une langue germanique.

Tout fut bouleversé avec le débarquement de Guillaume le Bâtard, devenu Guillaume le Conquérant puis, après Hastings (1066), Guillaume Ie d'Angleterre. La noblesse de langue anglo-saxonne fut évincée, remplacée par une nouvelle noblesse, bien peu normande, mais française du duché de Normandie. La « francophonie » s'imposait face à l'« oldenglish ». Ou plutôt, deux « francophonies » assez différentes l'une de l'autre. Pour ce qui était de la langue parlée par cette nouvelle noblesse, il s'agissait en fait de ce qu'on appelle, de ce côté-ci de la Manche, le « franco-normand » et, outre-Manche, l'« anglo-normand », c'est-à-dire le « français de Normandie », devenu « français d'Angleterre », langue officielle. Pour ce qui était de la langue parlée de la nouvelle administration - juristes, copistes, clercs, traducteurs, etc. - il s'agissait du « françois de France », mais du latin pour l'écrit. Quant au peuple, il continua à parler un« anglo-saxon » de plus en plus imprégné de très nombreux mots français.

Le « françois de France » influença profondément la culture anglaise, notamment en matière juridique, littéraire, artistique et militaire, aussi bien dans l'aristocratie que dans le haut clergé. Avec l'arrivée des Plantagenêt, famille princière de France, et le mariage d'Henri II avec Aliénor d'Aquitaine (1152), la monarchie « anglaise » devint totalement francophone. Le roi passait la majeure partie de son temps en France, et l'immense territoire « anglais », de l'Écosse jusqu'aux Pyrénées, première puissance d'Europe, était d'administration entièrement « francophone ». On verra, durant la guerre de Cent Ans, un roi anglais, Édouard III, le créateur de l'ordre de la Jarretière (« Honni soit qui mal y pense »), si francophone qu'à sa victoire de Crécy (1346) il fut incapable de s'adresser à ses troupes en un anglais qui leur soit compréhensible. Rivarol, dans son Discours, en tirera cette conclusion : « Ne cherchons pas ce qu'était la nation anglaise lorsque, répandue dans les plus belles provinces de France, elle n'offrait pas une physionomie distincte. »

Cet excès de « francophonie » finit par engendrer une réaction nationaliste anglaise. « Mais enfin, la jalousie nationale s'étant réveillée, on exila une langue rivale que le génie anglais repoussait depuis longtemps », écrira Rivarol dans son Discours. À l'Université d'Oxford, l'anglais remplaça le français en 1349. Dès 1362, le Parlement avait fait de l'anglais la langue officielle des tribunaux, même si le français continua à y être employé jusqu'au XVIIIe siècle. Henry IV, en 1399, fut le premier roi de langue maternelle anglaise et non française. Et la perte de la France, à l'issue de la guerre de Cent Ans, au XVe siècle, accéléra encore ce mouvement de repli de la « francophonie » anglaise. À cette époque, le « modern english » était déjà né, mélange et synthèse d'anglo-saxon et de franco-normand. C'était désormais la seule langue germanique comptant une si grande proportion de mots français, environ dix mille selon les linguistes, mais aussi latins.

De cette « francophonie » médiévale dans le royaume anglais, que reste-t-il de nos jours, mis à part cette importance du franco-normand et du françois dans le vocabulaire anglais ? Il n'est probablement pas exagéré d'affirmer que la guerre de Cent Ans a été à l'origine des nationalismes anglais et français, politiques, certes, mais aussi linguistiques, les deux étant inséparables. Toutefois, ces nationalismes linguistiques ont surtout été dirigés, dans les deux pays, contre les emprunts latins et grecs. En France, la célèbre ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), sous François Ier, encore en vigueur de nos jours, fit du « langage maternel français » la seule langue officielle en matière de droit, de justice et d'administration. C'était au latin et aux langues et dialectes régionaux que ce texte s'attaquait. Et lorsque Joachim du Bellay, dix ans plus tard, publia sa Défense et illustration de la langue française (1549), c'était également contre les auteurs grecs et latins qu'elle était dirigée : « Pourquoi donc sommes-nous si admirateurs d'autrui ? Pourquoi sommes-nous tant iniques à nous-mêmes ? Pourquoi mendions-nous les langues étrangères comme si nous avions honte de la nôtre ? (...) Il me semble [lecteur ami des muses françaises] qu'après ceux que j'ai nommés, tu ne dois avoir honte d'écrire en ta langue, mais encore dois-tu si tu es ami de la France, voire de toi-même, t'y donner du tout. »

En Angleterre, les mots d'origine française (et latine) garderont toujours une coloration aristocratique, tandis que ceux d'origine anglo-saxonne seront jugés plus vulgaires. C'est toute la différence entre « library » et « bookstore », entre « cuisine » et « kitchen », etc. Voyez Orwell et ses « latinate words » opposés aux « germanic words » de la langue anglaise. Cette dernière continuera, jusqu'au XVIIIe siècle, à absorber une grande quantité de mots français. En revanche, alors que le français, à ce même siècle, était devenu la langue de toute l'Europe aristocratique et intellectuelle, la « francophonie » n'eut pas le même succès outre-Manche. Il n'y eut jamais de Frédéric II ni de Catherine II en Angleterre. « Quand les peuples du Nord ont aimé la nation française, imité ses manières, exalté ses ouvrages, les Anglais se sont tus, et ce concert de toutes les voix n'a été troublé que par leur silence (...). L'Angleterre se dégagea des rayons de la France et brilla de sa propre lumière », écrira Rivarol. Au contraire, ce fut la France qui devint anglophile, laquelle anglophilie tournera même à l'anglomanie au XIXe siècle. Toutefois, dès la fin du XVIIIe siècle, « francophonie » et « anglophonie » s'engageaient dans une rivalité dont les langues anglaises d'Angleterre puis d'Amérique sortiront triomphantes au XIXe siècle et surtout au XXe. C'est d'ailleurs ce triomphe quasiment sans partage qui, de nos jours, conduira la politique française de la Francophonie à mettre l'accent sur l'indispensable diversité linguistique du monde.

Nous avons souvent cité Rivarol ; on nous permettra de conclure avec lui, par une remarque éminemment moderne : « Les grands écrivains ont tout fait. Si notre France cessait d'en produire, la langue de Racine et de Voltaire deviendrait une langue morte ; et si les Esquimaux nous offraient tout à coup douze écrivains du premier ordre, il faudrait bien que les regards de l'Europe se tournassent vers cette littérature des Esquimaux. »