Les Grands de ce monde s'expriment dans

Cultiver notre jardin à la française

Je me suis souvent demandé si la Francophonie, à l'instar de l'ONU dans laquelle le général de Gaulle ne voyait qu'un simple « machin », n'était pas un mot fourre-tout un peu ronflant destiné à en imposer dans les grands rassemblements internationaux consensuels. Cependant, après y avoir réfléchi plus sérieusement, je prends conscience que la question cruciale demeure de savoir si ladite Francophonie qui, apparemment, rassemble 274 millions de personnes sur la planète, a su préserver, au-delà du simple usage des phonèmes, un esprit réellement commun.

Prestige de la langue française

N'étant point sociologue, je ne saurais répondre avec exactitude à cette question décisive. En revanche, je me fais une idée plus ou moins précise de ce qu'a pu représenter le prestige de la langue française dans les siècles passés et je me sens également capable de supputer - avec une insolence et une désinvolture bien « françoises » - ce qu'elle pourrait peut-être représenter pour le reste du monde, dans la mesure, toutefois, où ce « reste du monde » daigne demeurer à l'écoute de ce que l'esprit français peut lui proposer, dans une époque où l'élégance morale et stylistique paraît avoir été reléguée au rayon des accessoires...

M'étant mis en demeure, ces derniers temps, de relire le monumental Guerre et Paix de Léon Tolstoï, j'y trouve la confirmation de ce fait, si souvent allégué dans les manuels d'Histoire, que la langue française fut la langue diplomatique officielle et le schibboleth (1) quasi obligatoire de l'aristocratie européenne des siècles derniers. Au sein de l'aristocratie russe, par exemple, qui passe pour avoir été la plus sophistiquée de l'Occident, parler un français approximatif - Tolstoï y insiste - équivalait à une condamnation mondaine, et ne pas le parler du tout à être considéré comme un misérable paltoquet.

Si l'on doit maintenant s'interroger sur les raisons d'une telle faveur, quelques recherches suffisent pour constater qu'une kyrielle d'ouvrages - tous plus savants les uns que les autres - ont traité ce sujet avec une science consommée. Cependant - arrogance typique de l'ancien champion sportif national que j'ai pu être dans ma jeunesse -, je m'enhardirai à ajouter mon petit grain de sel à cet imposant édifice.

Il m'a semblé comprendre que, depuis des temps reculés, c'était le latin qui avait joué le rôle de langue diplomatique officielle, ainsi que le grec pour les plus savants - ces deux langues anciennes étant réputées pour leur exceptionnel pouvoir de clarification dans les énoncés. Or, à partir du XVIIe siècle, le grec et le latin furent progressivement remplacés par le français pour cette raison qu'elle était la seule langue qui en ait brillamment réussi la synthèse, intégrant en son sein leurs précieux pouvoirs d'élucidation et de précision respectifs. Ne suffit-il pas de comparer notre langue présente au français de nos anciens auteurs, depuis Rabelais jusqu'à Malherbe, pour se convaincre que c'est bien par la culture du latin et du grec, les deux langues les plus raffinées de la sphère occidentale, qu'elle s'est raffinée elle-même et qu'elle a acquis cet ensemble de qualités qui en ont fait la langue obligatoire de toutes les aristocraties ?

Cette raison n'est sans doute pas la seule, car il est probable que la suprématie économique et militaire de la France des temps monarchiques a également joué son rôle dans cette prédilection culturelle des élites pour notre langue. D'ailleurs, le déclin de notre pays dans ces domaines a coïncidé avec son effacement dans le monde actuel au profit de l'anglais, de l'espagnol - et bientôt du chinois, je le suppose... Cependant, il semblerait que le français ait conservé son prestige pour ce qui touche à l'esthétique - qu'elle soit d'ordre plastique ou littéraire - ainsi qu'à certaines conceptions du savoir-vivre. J'ai donc tendance à croire que c'est en s'appuyant sur ces domaines de compétence et d'excellence que la quintessence de l'esprit français pourrait continuer à tenir sa place dans le concert culturel international.

Une langue en danger

Quoi qu'il en soit de cette espérance, j'aimerais maintenant insister sur les sérieuses menaces qui pèsent sur le rayonnement de la seule langue française. En réalité, celles-ci me paraissent se profiler, tel un insidieux ennemi intérieur, au coeur même de la francophonie, autrement dit au coeur même de l'Hexagone.

Il m'a suffi de diriger un atelier d'écriture pendant deux ans à Sciences Po Paris pour me convaincre que la dégradation, tant de l'orthographe que de la syntaxe jusqu'au sein de nos grandes écoles, en est l'un des signes les plus inquiétants. Les charmants élèves qui étaient les miens, tous très polis et bien éduqués, et tous censés provenir de l'élite issue des études secondaires (la plupart avaient été reçus avec la mention « très bien » au bac), se montrèrent hélas, aussitôt qu'il s'agissait de passer à l'écrit, d'un niveau tellement déplorable, non seulement sur le plan de l'orthographe et de la syntaxe mais aussi dans la simple structuration de leurs idées - qui s'ensuit logiquement -, que je dus passer un temps infini à essayer de deviner ce qu'ils cherchaient à exprimer et, ensuite, de longues heures à tenter de leur enseigner les rudiments techniques les plus élémentaires de notre langue. Ils s'en trouvaient sincèrement désolés et me révélèrent qu'aucun enseignement de ce type n'était plus dispensé dans les lycées et les collèges - tout au plus quelques heures par-ci par-là...

Le fait que, par ailleurs, j'aie été mandaté pendant plusieurs années par la Maison des écrivains pour intervenir, un peu partout en France, auprès de classes de collège, dans le cadre d'un projet national qui se donnait pour mission de rééduquer les jeunes en difficulté par une approche de la littérature, m'a permis de constater avec effarement le degré d'inculture non seulement des élèves mais bien souvent aussi de leurs professeurs eux-mêmes. J'ai réalisé la gravité de la menace qui planait sur le maintien de cet outil de précision et d'éclaircissement de la pensée qu'a pu être notre langue jusqu'à une période encore assez récente.

Les raisons d'une telle dégradation semblent se résumer, d'après les quelques enseignants encore conscients du problème, à la multiplication des écrans de toutes sortes, à la captation opérée auprès de la jeunesse par les jeux vidéo (qui prend les allures d'une addiction collective) ainsi qu'à la pratique exponentielle des messages codés dits « sms » sur les téléphones portables et, enfin, aux échanges simplifiés sur les fameux « réseaux sociaux » - où le succédané d'orthographe en usage est devenu largement phonétique et même fréquemment siglé. Il suffit d'ailleurs de tenter de décrypter les commentaires qui suivent les textes de la plupart des blogs sur internet pour faire un bilan des dommages subis et prendre conscience que nous entrons dans un nouvel espace psychique où tout ce qui a pu caractériser jusqu'à aujourd'hui l'excellence de notre langue est en passe d'être définitivement éradiqué.

Il faut aussi évoquer l'étonnant dévoiement du langage parlé sur nos ondes. J'ai eu souvent l'impression que ce relâchement et cette trivialité accentués partaient d'un sentiment de revanche sociale, le langage classique étant devenu le symbole même de ce que les nouvelles élites médiatiques (si tant est que le mot élite soit approprié en l'occurrence) considéraient comme une insupportable révérence envers un esprit de distinction qu'on leur avait appris à haïr au nom d'une justice égalitaire. Le fait est que, désormais, quiconque veut se faire entendre dans les médias de grande écoute doit réprimer son éventuel désir de faire des phrases à peu près correctes et adopter le sabir en usage dont le vocabulaire complet n'excède pas, apparemment, le volume restreint d'un dictionnaire de poche.

Or l'expérience historique nous enseigne que la dégradation accélérée de la capacité d'expression ne peut manquer d'être suivie, en un temps relativement court, par l'effondrement des structures mentales elles-mêmes. Comment ne pas s'en inquiéter sérieusement lorsqu'on nous apprend qu'après avoir imposé une méthode de lecture globale dans l'école primaire, réduit l'enseignement de la grammaire et de la syntaxe à la portion congrue dans le secondaire, pondu une réforme de l'orthographe parfaitement oiseuse et enfin tenté, plus récemment, d'introduire cette « lumineuse » innovation de l'« écriture inclusive », on veut désormais supprimer l'apprentissage du grec et du latin, qui sont précisément les bases de la profonde civilité et de l'élégance formelle qui furent celles du français depuis des siècles ?

Cependant, puisqu'il est de mise de nos jours - sous peine d'être taxé de toutes sortes de tares rédhibitoires - de terminer sur quelques notes d'espoir, j'essaierai d'amplifier celles que mon oreille perçoit faiblement.

Des raisons d'espérer

On est souvent tenté de penser que la renaissance de l'esprit de notre langue pourrait, de façon paradoxale, venir des pays dits francophones où l'âme du langage a résisté un tant soit peu aux assauts de la nouvelle barbarie larvée dont je fais état. Et cela n'est pas exclu.

À travers ce que j'ai pu en juger lors d'un récent séjour prolongé au Québec, l'un de ces renouveaux salutaires pourrait provenir d'un petit groupe de réfractaires qui tentent désespérément de lutter contre l'arasement du québécois. Cette langue qui, il y a une vingtaine d'années encore, véhiculait une délicieuse saveur de vieux français très expressive et pleine de bon sens s'est laissé pervertir au contact de l'utilitarisme et du productivisme de son écrasant voisin anglophone. Or, par une sorte de sursaut vital, cette poignée de résistants s'efforcent de conserver l'esprit de leur français vernaculaire avec une roborative détermination.

D'autre part, je dois dire que les quelques intellectuels africains francophones que j'ai eu l'occasion de côtoyer par le passé et qui semblaient mettre un point d'honneur à s'exprimer dans un français extrêmement châtié - parfois à la limite de la pédanterie - m'ont aussi redonné cet espoir. Mais je ne sais si la chose a persisté jusqu'à aujourd'hui, puisque j'entends dire que la désintégration civile de la plupart des pays africains est entrée dans une phase critique.

Il se publie également, ici ou là - parfois en Suisse, parfois en Belgique -, des écrits qui témoignent de la volonté de transmettre la flamme d'une langue riche et expressive.

Enfin et surtout, il y a les louables efforts - inespérés et bienvenus - de notre nouveau ministre de l'Éducation nationale. Celui-ci paraît soucieux de redresser la barre d'une dérive funeste entamée depuis des décennies et perpétuée par une clique de théoriciens, sans doute bien intentionnés mais aux idées démagogiques les plus pernicieuses. Le fameux « pédagogisme » en est l'une des plus sinistres manifestations. Reste à savoir maintenant si les réformes proposées par notre nouveau responsable n'arrivent pas trop tard et si elles nous permettront de remonter la pente sur laquelle nous ont entraînés ses prédécesseurs, et surtout le tout dernier en date (inclusivement la toute dernière), dont on peut raisonnablement se demander si son but inconscient n'était pas de nous précipiter au fond du gouffre. L'inquiétude est d'autant plus vive, après des décennies d'aberrations, que notre héroïque nouveau ministre est l'objet d'attaques virulentes de la part d'ennemis acharnés.

Ces ennemis, quelque peu fanatisés à mon sens, s'obstinent à fermer les yeux sur les ravages en cours, à savoir le degré d'analphabétisation constaté à la sortie de l'école primaire et jusqu'au sein des collèges du secondaire, la difficulté de concentration généralisée des élèves en classe, ou même dans la vie courante, et le nombre exponentiel d'hyperactifs, un brin autistes, recensés chaque année.

Comment ne pas voir que les méthodes du pédagogisme marchent la main dans la main avec la prétendue intelligence artificielle dont ils veulent à tout prix faire la panacée ? Le danger est que celle-ci, en permettant d'esquiver le moindre effort mental un peu soutenu, risque de nous plonger dans le ramollissement cérébral le plus complet. À tout le moins peut-on estimer que ces facilités ne favorisent en rien la structuration de la pensée, ainsi que le faisait si bien, et pour un bénéfice spirituel plus élevé et plus durable, la patiente étude du latin et du grec. À ce propos, ne devrions-nous pas nous interroger sérieusement en apprenant que les ingénieurs du temple où se sont rassemblés les nouveaux dévots de la religion de l'« homme augmenté », la fameuse Silicon Valley, envoient désormais leurs enfants - dans un regain de sens commun - dans des écoles privées où les écrans sont formellement interdits jusqu'à l'âge de quatorze ans ?

Il y a enfin, dans le registre des espérances encore permises, le fait qu'un certain nombre de gens paraissent prendre conscience de la pernicieuse réaction en chaîne que pourrait induire l'effritement des particularités de notre langue. Ceux-ci tentent de faire front en prescrivant sa protection et prônent ce qu'on appelle l'« exception culturelle française ». Cette mesure me semble de dernière nécessité car, contrairement à ce que peut en penser un prix Nobel de littérature péruvien qui prétend naïvement nous moraliser (2), une culture raffinée et spirituelle - et la culture française continue de l'être éminemment - est une plante fragile et délicate. Elle nécessite d'être cultivée avec le plus grand soin puis protégée contre les ouragans du nivellement démagogique et de la superstition du chiffre venue d'outre-Atlantique. L'un de nos grands poètes, Saint-John Perse - prix Nobel lui aussi et qui fut également homme d'État au plus haut niveau - a célébré dans son texte intitulé Exil ces discrets et souvent anonymes héros qui protégeaient les oeuvres de l'esprit :

« Celui qui prend souci des accidents de phonétique, de l'altération des signes et des grandes érosions du langage ; celui qui participe aux grands débats de sémantique et qui donne la hiérarchie aux grands offices du langage... » (3).

Dans le même ordre d'idées, les quelques responsables politiques qui, partageant ce souci de préservation, ont su écouter leur simple bon sens et promulguer des mesures prophylactiques hautement nécessaires, telles l'instauration du livre à prix unique ou la protection du cinéma d'art et d'essai et de quelques chaînes de télévision nationales (pour ne parler que du domaine artistique), appartiennent à cette catégorie d'inestimables gardiens du frêle humanisme encore résilient en ces temps d'invasions barbares. Ils prolongent à tout le moins son existence si gravement menacée par l'uniformisation que génère la mondialisation (à l'image de ces quelques vignerons qui tentent de faire face à la désastreuse parkérisation (4) des vins de Bordeaux). Sans quoi, probablement, notre fragile plante culturelle, attaquée dans ses oeuvres vives et déjà plus ou moins recroquevillée sur elle-même, aurait été reléguée depuis bien longtemps au rayon des articles « vintage ».

À titre d'exemple, je mentionnerai deux points qui, à mon sens, participent de la merveille de l'exception française en question : nous demeurons le seul pays d'Europe (et peut-être du monde) à posséder de petites librairies de quartier ainsi que d'innombrables bouquinistes dans nos villes ; en outre, Paris reste la seule ville au monde où il est loisible de visionner de vieux films classiques en pleine journée pour un prix modique. Cela peut sembler n'être qu'un détail anodin ; pourtant, il me paraît que ces petites poches de résistance à un ordre mondial ultra-consumériste représentent une raison de ne pas tout à fait désespérer. Ce qui a pu constituer notre précellence culturelle dans le passé ne pourrait-il renaître de ces simples germes si nous savons les cultiver avec soin et les faire fructifier à l'avenir ?

Cette préservation impliquerait que nous nous débarrassions une bonne fois pour toutes de cette doxa proprement paralysante qui prétend nous interdire de nous pencher sur le passé. Jamais plus qu'aujourd'hui la propulsion vers un futur acceptable n'a été contrariée par cette censure morale appliquée à l'étude de nos valeurs anciennes. La prohibition consensuelle concernant le plus simple examen de ce qui a pu nous réussir par le passé a désormais atteint son comble d'absurdité, me semble-t-il. Toute allusion dans ce sens est désormais taxée d'insupportable passéisme ou de nostalgie conservatrice rétrograde. Le philosophe-sociologue américain Christopher Lasch nous en a pourtant avertis : une civilisation qui néglige son passé n'a pas d'avenir ! Plus récemment encore, l'un de nos intellectuels les plus en vue - Régis Debray, entendu récemment à la radio - n'a-t-il pas énoncé en substance que les propositions de l'avenir étaient à rechercher dans le passé et non point dans d'abstraites prospectives et planifications, certes toutes plus ingénieuses les unes que les autres en théorie, mais dont le manque d'usage et d'expérience nous empêchait de prévoir les probables dommages collatéraux ?

En résumé, ces quelques considérations - poursuivies en amateur - m'amènent à penser que si la Francophonie veut avoir une chance de perdurer et de continuer à jouer, peu ou prou, un rôle dans le monde culturel international, il est nécessaire de maintenir le niveau d'exigence que notre langue française a si brillamment véhiculé à travers sa littérature, son cinéma et son théâtre jusqu'à aujourd'hui. À ce titre, il me semble que nous devons défendre coûte que coûte la correction de l'expression écrite ou orale partout où nous sentons que sa fragile élégance est menacée.

(1) Signe de reconnaissance d'un groupe social particulier. « Le duc d'Hérouville, poli comme un grand seigneur avec tout le monde, eut pour le comte de La Palférine ce salut particulier qui, sans accuser l'estime ou l'intimité, dit à tout le monde : "Nous sommes de la même famille, de la même race, nous nous valons !" Ce salut, le schibboleth de l'aristocratie, a été créé pour le désespoir des gens d'esprit de la haute bourgeoisie », Honoré de Balzac, La Cousine Bette, 1846, p. 372.

(2) Mario Vargas Llosa qui, dans une interview récente, sans doute abusé par son militantisme impénitent, explique, visant l'exception culturelle française, que les cultures sont assez vigoureuses par elles-mêmes pour ne pas nécessiter la moindre protection.

(3) Saint-John Perse, Exil, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, p. 132.

(4) Du nom du célèbre critique en oenologie, l'Américain Robert Parker. Ses avis ont une telle influence que les critères de qualité qu'il met en avant contribuent à uniformiser la production viticole mondiale.