Les Grands de ce monde s'expriment dans

Invitation au voyage

Politique Internationale - Lorsqu'on vous dit « francophonie », quelle image vous vient en premier à l'esprit ?

Jean Piat - Je vois immédiatement le visage d'Alain Decaux, qui nous a quittés il y a deux ans, et qui fut ministre délégué à la Francophonie de 1988 à 1991 au sein du gouvernement Rocard. Nous étions strictement contemporains. Nous avons commencé à faire du théâtre ensemble il y a 80 ans, alors que nous étions dans la même classe, à Janson-de-Sailly. Durant la guerre, nous avons monté Knock de Jules Romains, La Grammaire d'Eugène Labiche et des pièces de Molière, notamment Le Médecin malgré lui. Notre amitié fut sans égale, sans la moindre brume. Notre grand oeuvre commun - que je relierai ici à la francophonie - fut de contribuer à réhabiliter Sacha Guitry, qui avait été injustement accusé de collaboration au moment de la Libération. Arrêté à son domicile le 23 août 1944 au matin, l'auteur de N'écoutez pas, mesdames avait été emmené sans ménagement, en pyjama, et incarcéré durant soixante jours, lamentable aventure qui allait se solder par deux non-lieux. « C'est probablement qu'il n'y avait pas lieu », a-t-il sobrement commenté. S'il y a un auteur de théâtre de premier plan doublé d'un génie de la langue, c'est bien lui ! Nous avons monté avec la Comédie-Française des soirées littéraires retraçant sa vie et ses oeuvres qui furent un triomphe, aussi bien en France qu'à l'étranger. Alain citait ce mot de Paul Léautaud : « Guitry a tous les dons. Mais, par-dessus tout, l'esprit, l'esprit sans lequel l'intelligence n'est qu'une chose pédante, lente, monotone. » Il racontait comment, à 18 ans, au printemps 1944, il l'avait rencontré pour la première fois avec pour projet de monter l'une de ses pièces et comment, fonçant à vélo dans les rues d'un Paris en révolte, il s'était précipité de nouveau chez lui à la nouvelle de son arrestation par des FFI. La police était en grève. Il fallait surveiller la demeure. Après avoir reçu une autorisation officielle des Équipes nationales qui dépendaient de la France libre, il s'est installé dans l'hôtel particulier de Guitry et l'a protégé d'éventuels pillages. Il a même couché dans le lit de Madame, laquelle n'était pas là. Le couple s'était séparé quatre mois plus tôt. Decaux est devenu l'historien, l'écrivain, l'homme de radio et de télévision que l'on connaît - brillant destin pour celui que Guitry avait coutume d'appeler « Mon petit coco » ! Quand Michel Rocard lui a proposé d'entrer dans son gouvernement, il n'a eu que 24 heures pour donner sa réponse. Peu après sa nomination, il m'a évidemment dit qu'il ne pouvait plus « faire des cachets en ville »... C'était dommage pour nos soirées littéraires car nous étions très demandés. Il s'est donc embarqué dans une aventure politiquement passionnante, mais dramatique sur le plan financier : le budget qui lui était alloué était minable. Et pourtant, c'est une grande idée que la francophonie...

P. I. - Une idée à laquelle vous avez contribué ?

J. P. - Cela a commencé dès les années 1950-1960 avec deux voyages de la Comédie-Française en Union soviétique. C'était la première fois qu'une troupe française passait le Rideau de fer. On n'imagine pas à quel point notre culture avait encore des points d'appui dans ce pays. J'ai rencontré un professeur de physique de l'Université de Leningrad qui avait joué Cyrano en français... Au bord de la Neva, non loin du musée de l'Ermitage, nous avons été invités dans un palais archiducal où une dame fort distinguée nous a présentés à l'assistance avec une voix perchée et un accent délicieux : « Nous sommes si rravis de rrecevoir Comédie-Française ici à Saint-Pétersb... Ici à Leningrad ! »

Bafouiller ainsi « Saint-Pétersbourg » fleurait bon les dames de l'ancien temps. C'était exquis. La pérennité de l'union entre la Russie et la France était émouvante, et si le visage de l'URSS n'était guère séduisant, celui de la Russie éternelle l'était resté. Nos guides interprètes accompagnatrices - bien évidemment membres du KGB - parlaient notre langue. Durant la Pâque russe, alors que nous nous émerveillions de l'affluence dans la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan, elles nous affirmaient, raides comme balle, qu'il s'agissait de touristes. C'était l'époque de la guerre froide. On s'étonnait : « Ah tiens ? Autant de visiteurs en Union soviétique ? » « Oui, oui, disaient-elles, beaucoup touristes ! » Soixante ans plus tard, on ne peut que se désoler de la nouvelle glaciation survenue entre la Russie et l'Occident alors qu'au premier chef la France pourrait faire le lien. Bien plus que leurs hommes politiques, les Français demeurent attachés au souvenir franco-russe. Tourgueniev a écrit nombre de ses textes dans notre langue. Lucien Guitry a fait partie durant neuf saisons d'hiver, de 1882 à 1891, de la troupe française du célèbre Théâtre impérial Michel à Saint-Pétersbourg. Son fils Alexandre - autrement dit Sacha - est né le 21 février 1885 dans l'artère principale de cette ville, au 12 de la perspective Nevski, et doit son nom à son parrain, le tsar Alexandre III... Quand de Gaulle évoquait l'Europe de l'Atlantique à l'Oural, il avait ô combien raison !

P. I. - Le théâtre en Russie n'a pas été votre seule action en faveur de la francophonie...

J. P. - J'ai renouvelé ce bonheur en Suisse, en Belgique, au Canada, en Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Israël. Je suis aussi allé en tournée au Liban où - et je n'en suis pas peu fier - il existe un théâtre à mon nom : le Théâtre Jean-Piat ! Tout est spiritualité, y compris le français que l'on parle, dans ce pays marqué par le monachisme, la vie érémitique et la coexistence des Églises. Je vous avouerai aussi mon faible pour la Belgique. Né à Lannoy, dans l'extrême nord de la France, à 500 mètres de la frontière, il m'est impossible de ne pas apprécier la joie intérieure, l'art de vivre, la bienveillance si particulière des Belges. Ils sont attentionnés, bien plus respectueux que les Français des règles communes, et extrêmement sensibles à l'esprit de Guitry, alors... C'est là qu'on savoure le bonheur commun de la francophonie. Défendant à ma modeste mesure notre langue, j'ai toujours eu le souci des textes bien écrits : Hugo, Rostand, Musset, Marivaux, Tristan Bernard, Claudel, Bourdet, Montherlant, Giraudoux, Feydeau, Romains et bien d'autres encore. Françoise Dorin, dont j'ai partagé la vie après avoir quitté le Français, m'a offert des comédies savoureuses. Bien qu'appartenant au registre du boulevard, avec ce que cela peut présupposer de refus, ses pièces sont serrées et solides. Du cousu main, du théâtre d'invention, avec un côté satirique. Lorsqu'elle divise dans L'Étiquette la société humaine en « I » et en « C », les Intellectuels d'un côté et les Cons de l'autre, c'est une verve chansonnière qui concerne la planète entière !

P. I. - Qu'est-ce qui caractérise pour vous le génie français ?

J. P. - Je me demande si ce n'est pas l'improvisation. Il y a chez nous une célérité dans l'action et la réaction qu'on ne trouve pas ailleurs, hormis peut-être chez les Italiens. C'est un don national qui explique aussi certains de nos manques. Et puis il y a la clarté, la distinction, la musique de la langue - c'est une passion chez moi, j'en vis ! - à laquelle sont sensibles les étrangers. À ce propos, je me souviens des répétitions à la Comédie-Française de Donogoo, une pièce de Jules Romains qui allait être un énorme succès. J'avais repris le rôle principal. Je répétais tout seul avec un souffleur. Un jour, Romains est arrivé vers trois heures. Il s'est posé. Il avait bien déjeuné... Je lui dis : « Maître, je dois vous demander quelque chose... » « Demandez-moi », me répond-il. J'évoque aussitôt mon personnage : « Et ceci, quand il fait cela, est-ce que c'est bien ? » Romains m'écoute, dodeline un peu, soupire, puis, soudain, lâche sur un ton assez las : « Dites le texte, dites le texte... » « Mais, rétorqué-je, c'est la façon dont il faut le dire qui m'intéresse ici. » Il répète : « Dites le texte. » En d'autres termes : oubliez vos états d'âme. Ne vous préoccupez ni de psychologie ni d'effets superfétatoires. Contentez-vous des mots... Et il avait raison !

La France est allée partout dans le monde pour y imprimer son génie. Que la francophonie soit un moyen d'union ainsi que de propagation de toutes nos ressources humaines à l'étranger est une évidence sur laquelle je n'insisterai pas. Hélas, quand on voit la façon dont, par défaut d'éducation et par soumission à l'anglais, le français s'appauvrit sur notre territoire national, on a tout lieu de s'inquiéter. Notre situation me fait songer à cette cinglante tirade d'Édouard Bourdet, qui, dans Les Temps difficiles, fait dire à l'un de ses personnages : « Les bourgeois sont faits pour être avares et avoir de l'argent ! Le jour où ils n'en ont plus, ils sont inutiles. Ils n'ont plus qu'à disparaître de la circulation. » Réplique épatante ! L'argent, il faut y être attentif, sinon il fout le camp. Cela vaut pour notre identité linguistique : les grands discours sur la francophonie n'auront de sens que si nous savons sauvegarder chez nous l'usage de notre langue, tel un intime trésor. Les Français sont faits pour parler le français. Le jour où ils ne le parleront plus, ils n'auront plus qu'à disparaître de la circulation...

P. I. - Que souhaitez-vous pour la francophonie ?

J. P. - Qu'on lui donne les moyens de se développer. Alors que, partout sur le globe, les Anglo-Saxons voyagent dans leur langue, tel n'est plus le cas pour nous. Peu avant la Grande guerre, Charles de Foucauld disait que la colonisation n'était possible que si la langue était commune, laquelle pouvait être aussi une religion. L'époque des colons et des missionnaires étant révolue, ce n'est pas par les armes que l'on va conquérir le monde, mais par l'esprit. Les armes fracassent. L'esprit, lorsqu'il est perverti, peut faire de même. Mais sa vocation première est de construire et d'unir. La francophonie étant la défense et l'illustration de notre langue, la Comédie-Française est faite aussi pour voyager. Il y a quelques années, j'ai demandé officiellement qu'elle aille au Liban dans « mon » théâtre. Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, a envisagé le projet d'un crédit spécial, sans me cacher qu'il s'agissait d'une démarche politique... laquelle n'a abouti nulle part. Moralité : notre présence dans le monde est une grande idée qui pourrait être efficace, à condition d'être prise au sérieux en France d'abord. Actuellement, nous n'avons même pas de ministre chargé de la Francophonie. Il nous en faudrait un, qui soit bon, avec du caractère et des idées, tel Jean-Michel Blanquer à l'Éducation nationale. Une tête de pont, une vedette. Ce fut le cas d'Alain Decaux. Aujourd'hui, je voterais volontiers pour Fabrice Luchini ! Il a le talent, l'audace et la culture. L'intelligence, le brio et la fantaisie. Tout ce qu'il faut pour soulever les montagnes... « à la française » !