La terre et les hommes m'ont mis très vite sous hypnose. Né dans un village de Champagne, une province labourée par les guerres mais qui a fait don de son vin de fête à la planète entière, j'ai tout de suite eu envie de prendre à poignée le ciel et les paysages. Ce sont eux mes premiers vins de vertige. Ma terre n'est pas une prison, seulement le lieu qui s'imprègne en moi comme « métaphore du monde », et l'endroit d'où j'entre en relation avec des horizons lointains. Et cette métaphore du monde parlait français.
Une unité de langue et de sentiment
J'ai la chance d'aller à l'école dans la classe de mon père, un instituteur aux cheveux rouges, coiffés en brosse, que j'appelais Monsieur de mon banc d'écolier. La langue française m'est donc dévolue comme langue natale, celle de mes parents, des vignerons et du boulanger de mon village, de l'école primaire où nous apprenons à réciter Jean de La Fontaine et Joachim du Bellay. Auprès de mon père, je commence à lire et à écrire comme je respire et comme je rêve, et j'aime ma langue comme j'aime mes parents ou ma province, avec sa rigueur, ses singularités, ses exceptions, ses fantaisies.
Mon père, une sorte de saint laïque, avait été arraché aux ténèbres d'une forêt champenoise par son instituteur, qui se nommait monsieur Jugnot. Il a passé sa vie à rendre à l'école ce qu'elle lui avait donné. C'était un maître de primaire exceptionnel. Sa vocation s'inscrivait dans la longue histoire de l'école en France. Les instituteurs, en apprenant à lire et à écrire le français à leurs élèves, leur enseignaient comment nommer les choses, les mettre en ordre, les exposer clairement, leur donner un sens, exprimer leurs nuances. L'histoire de notre langue a suivi la même courbe que celle de notre pays. Notre pays s'est construit par un incessant mouvement qui allait d'un extrême à l'autre, des marges à la Cour, de la campagne à la ville, des champs de bataille aux cabinets des juristes, des foires commerciales et des usines aux universités. Notre langue est celle d'un pays qui a fusionné trois univers : le celte, le germain, le romain. Cette fusion ne nous a pas été donnée. Elle est le fruit de transactions et de compromis qui ont à la longue permis d'exprimer ce que Valéry appelle une « unité de sentiment ».
Les écrivains ont prolongé l'oeuvre d'éducation de l'école et fait vivre cette unité de langue et de sentiment. Chateaubriand, Hugo, Baudelaire, Balzac, Flaubert, Malraux, Morand, de Gaulle, Camus, d'une certaine façon, ont constitué un « ordre » qui rend compte de la complexité des choses. Ils ont donné à notre pays un visage « dont la diversité de ses parties s'arrangent en un individu » (Paul Valéry).
S'il existe une politique française portée par la langue, c'est de ne pas accepter la réalité d'un moment, de vouloir peser sur le cours des choses, de tenter de réduire le malheur du monde, d'apporter une vision, une fraternité, une mesure et une clarté dans l'organisation des règles sans cesse à réécrire pour fixer les relations entre les peuples et entre les États. Notre politique est nourrie d'une tradition, d'une pensée, d'une certaine capacité à rêver que fait vivre notre langue.
Les mots et l'action
La France, bien sûr, n'est pas le seul pays fécondé par une histoire et une culture anciennes. Tous les pays sont différents, cette variété fait la poésie du monde, et chaque peuple trouve son visage dans les voix de son passé. Que nous disent les nôtres ? Elles nous parlent de deux alliances essentielles, entre le coeur et la raison, entre les mots et l'action. La première définit une forme particulière d'intelligence, où la raison n'est pas tout. Cette alliance du coeur et de la raison n'a pas cessé d'exister, depuis Dom Mabillon, cet historien du XVIIe siècle qui, de sa bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés, fit rayonner dans toute l'Europe une façon française de penser et d'écrire l'Histoire, jusqu'à Albert Camus qui ne cessa de rappeler au monde l'impératif de vérité et la nécessité fondatrice de la révolte face aux pestes collectives de son temps. L'alliance des mots et des choses nous a toujours inclinés à penser le général et le complexe, et à faire exister l'autorité de l'esprit sur la matière, des mots sur les choses.
Les mots des écrivains et des poètes transcendent l'ordinaire du langage. Notre langue a toujours témoigné pour chacun de son désir de lumière et de justice. « La littérature n'a pas été chez nous l'amusement d'une élite, écrivait un diplomate nommé Paul Claudel, elle a été la nécessité de tout un peuple, un débat continuellement ouvert devant tous et contre tous, pareil à celui qui se poursuit entre les différentes facultés de l'intelligence. » Les professeurs et les instituteurs de la République, puis les missionnaires de la télévision publique (Pierre Dumayet, Roger Stéphane, Bernard Pivot), en s'adressant au plus grand nombre en faisant fi des hiérarchies sociales pour les convier au banquet des mots et des choses, ont fait durer ce dialogue fructifère et joyeux qui est la marque de notre caractère.
C'est parce que notre littérature (cette forme très particulière de notre intelligence) a été la nécessité de tout un peuple qu'elle peut être entendue par d'autres peuples. Cette double alliance, le coeur et la raison, les mots et l'action, cette pensée, cette langue, ont fait vivre « une littérature, une culture dignes du plus grand amour », écrit Milan Kundera (il parle alors de l'attirance du jeune Aimé Césaire pour la France). Il faut dire que les Français, au fur et à mesure qu'ils s'organisaient pour devenir français, avaient vu grandir dans leur coeur le mot sacré de liberté. Ce mot a très vite parlé à tous les peuples du monde. Il était notre passeport pour l'universel, le coeur battant de notre langue. À lui seul, gravé au fronton de nos monuments, il aurait suffi à notre réputation.
La langue des écrivains, des poètes de notre pays, des artistes, a souvent anticipé et inspiré le meilleur de notre action politique. Rabelais, Victor Hugo, Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, Albert Camus, Jean-Marie Le Clezio aujourd'hui, ont permis à des millions d'hommes de résister aux divers assauts d'un nihilisme protéiforme et de regarder vers notre pays pour y chercher consolation ou mystérieuse espérance.
Pour une francophonie active
Longtemps je me suis contenté de chérir cette langue française comme si c'était une langue qui n'appartenait qu'à moi et aux miens. Une sorte de trésor personnel, familial et national, en quelque sorte. Mes premiers pas dans le chaudron de la planète m'ont appris que cette langue vivait et se battait en dehors et loin de nous et que la langue française, comme le dira plus tard Marc Fumaroli, était devenue pour beaucoup la « langue des résistances ». Je me suis vite rendu compte que la géographie de mes livres, de mes amitiés et de mes modestes engagements était aussi celle d'une francophonie active. Tanger et Mohamed Choukri, Lima et Mario Vargas Llosa, Bahia et Jorge Amado, la Rome de Moravia, le Palerme de Leonardo Sciascia, Tunis et ses salons camusiens, Damas et ses archéologues, les dominicains de Mossoul, Istanbul et Galatasaray, Alexandrie, Beyrouth, Tombouctou, Libreville, etc. Des hommes s'exprimaient dans un français parfait, poétique, utilisant toutes les nuances et les fantaisies de notre langue. Ils résistaient et résistent encore aux rouleaux compresseurs d'une globalisation qui ne s'exprime que dans un anglais basique, bien éloigné de la langue de Shakespeare ou d'Evelyn Waugh, le globish. C'est ainsi que, ambassadeur de France à Malte, j'ai eu la joie de recevoir dans mon bureau de Melita Street une délégation de tous les ambassadeurs présents sur l'île et parlant français (pas uniquement les représentants des pays membres de la Francophonie) venus me demander d'organiser une journée particulière dédiée à la langue française.
Partout j'ai rencontré la même évidence. Parler français loin de la France, pour quelqu'un qui n'est pas français, cela signifie s'abreuver à l'eau d'une source claire, rafraîchissante, qui permet à chacun d'entrer dans des rêveries communes, de ne pas réduire le monde à des clichés ou à des clips, ni la vie à la politique, ni la politique à la propagande. C'est le miracle de la francophonie. L'eau de notre français est changée en un vin de vertige et tout à coup le monde paraît un peu différent.
Cette langue qui résiste toute seule, il ne faut pas avoir peur de la servir, de s'en servir, de la parler, de la chanter et de la faire résonner dans les enceintes internationales. Je pense à nous Européens, alors que les Britanniques ont choisi de nous quitter, qui nous obligeons souvent à parler anglais à Bruxelles et sur notre Vieux Continent. Je rappelle que l'ambassadeur de France à Bruxelles, Philippe Léglise-Costa, a été obligé de claquer la porte d'une réunion post-Brexit parce qu'il ne supportait plus d'assister à des rencontres importantes qui se tenaient seulement en anglais et sans traduction. Il ne reste plus dans l'Union européenne que deux nations anglophones : l'Irlande et Malte. Tirons-en les conséquences. Redonnons au français la place qui lui revient. Ce combat appartient au combat pour la liberté de l'Europe.
Notre Europe est née sur les ruines et les massacres de deux guerres civiles continentales, et sur l'obsession de dépasser la shoah sans l'oublier. Elle a le mérite d'exister. Se satisfaire aujourd'hui de son confort et de son asthénie, c'est accepter de disparaître en douceur. Ne soyons pas naïfs. Rien ne nous sera donné. « Il n'y a qu'une seule chose mortelle pour les nations, écrivait encore Claudel, d'où naît la corruption, c'est la stagnation, c'est la complaisance au bien-être, c'est la satisfaction dans le médiocre, c'est la séparation d'avec les pauvres et les faibles, c'est le renoncement au devoir, c'est l'hésitation devant le sacrifice. »
Éviter cette satisfaction dans une médiocrité confortable, il n'y a pas de question plus urgente pour nous, Européens, si nous ne voulons pas perdre notre visage dans les brutales métamorphoses de notre temps. Nous ne réussirons pas si nous ne secouons pas le filet des chaînes juridiques, culturelles, linguistiques, militaires, scientifiques, bancaires que nos amis américains (j'emploie ce mot sans aucune ironie, me souvenant de ce que nous leur devons) ont jeté sur une Europe qu'ils souhaitent à leur convenance, soucieux comme tout grand peuple de protéger leurs intérêts. Notre première ambition doit être de dépasser nos divisions et de réinventer notre liberté. Ce n'est pas chose aisée. Et pourtant ! Liberté, l'idée est européenne, le mot est français. La langue est toujours le début de l'action. Que cette langue française, qui a gagné le monde, qui a fécondé un peu partout l'alliance du coeur et de la raison, que cette langue choyée par ceux qui résistent, redevienne la langue d'une Europe libre et réunifiée, qui porterait l'héritage de Rome, d'Athènes et de Jérusalem, et pourrait faire exister de l'Atlantique à l'Oural une certaine unité de sentiment et d'action.