Les Grands de ce monde s'expriment dans

La passion de la langue

Politique Internationale - Est-ce la passion de la langue qui a présidé à votre carrière ?

Muriel Mayette-Holtz - Le français est ma grande école, l'école fondamentale qui m'a conduite... au Français - la Comédie-Française -, puis à Rome ! Dès l'enfance, j'ai su que ma vocation était le théâtre : je sentais que les auteurs exprimaient ce que je ne savais pas dire moi-même. Quand, sous mes draps, je lisais Victor Hugo, j'avais l'impression qu'il me comprenait. Qu'à travers lui j'allais atteindre une dimension supérieure. Ayant quitté le lycée pour réaliser mon rêve de théâtre, je suis entrée à la rue Blanche à seize ans avec une dérogation, et j'ai passé mon bac en candidate libre. Ma formation, c'est grâce au plateau, aux auteurs, et j'ai aujourd'hui une grande bibliothèque dans le coeur.

Le poids des mots est essentiel. Tu peux tuer avec un mot, tout comme tu peux guérir et insuffler la vie - j'emploie ici le « tu » romain, impliquant une proximité. Le verbe est la matière essentielle d'expression des émotions. C'est pour cela que nous allons vers les poètes. Chaque langue a son pouvoir propre et témoigne de nos dissemblances. À Rome, où je réside depuis trois ans, je m'exprime au quotidien en italien, si bien que je ne pense ni n'agis plus exactement de la même manière. Quando parlo italiano, la mia voce è più bassa, ma voix n'est plus placée pareil, et je m'exprime avec les mains : tu dois prononcer toutes les voyelles, et tu prends du temps, alors que le français est plus fluide et plus cristallin. L'italien est théâtral, c'est une langue qui chante, où l'accent joue beaucoup, notamment en fonction des régions. La première chose que te dit un Italien, c'est d'où il vient. Ce qui n'est pas le cas d'un Français.

P. I. - Comment la comédienne que vous êtes fait-elle passer les grands textes à l'étranger ?

M. M.-H. - On pourrait imaginer une pédagogie particulière ; eh bien, justement non : il ne faut jamais expliquer ce que tu interprètes. Ta présence signifie ceci : écoutons ce que dit ce personnage à cet instant précis. Cet homme, ou cette femme, je lui prête mon corps, mais sans démarrer avec des réponses. Dans Être aimé, Victor Hugo fait dire au roi :

« Sais-tu ce qui me manque et ce qui, nuit et jour,

Se refuse à ma soif ardente ? C'est l'amour !

Ah ! C'est vrai, je suis roi, cela doit me suffire.

Roi, vous êtes heureux, c'est bien facile à dire... »

L'immense orgueil est de s'oublier soi-même, et le vrai talent, de faire glisser les mots vers le spectateur. En France comme à l'étranger, le travail est donc le même : l'émotion et le partage. Cela nous permet de prendre la mesure des oeuvres qui passeront les siècles. Elles sont une énigme. On y entend toujours quelque chose de différent des textes qui se limitent à donner de l'information. De ce génie, Racine est un subtil exemple : il est le père de la psychanalyse ! C'est un lapsus permanent. Titus dit : « Qu'ai-je fait pour l'honneur ? J'ai tout fait pour l'amour. » Et dans « j'ai tout fait », il y a j'étouffais. Chaque langue est détentrice d'une musique et d'une façon de penser. La syntaxe de l'allemand, par exemple, avec ses cascades et ses postpositions, implique un processus mental différent du nôtre. Ces différences sont une richesse et si l'on veut continuer à construire l'Europe - ce que j'appelle de mes voeux -, on ne le fera véritablement qu'en consentant à la traduction permanente. Le multilinguisme, avec traduction simultanée, est notre avenir, et c'est en refusant de se soumettre à une langue dominante qu'on fera progresser la francophonie.

P. I. - Comment la transmission culturelle s'opère-t-elle à la Villa Médicis ?

M. M.-H. - Tous les événements s'y déroulent en français, ou en italien traduit en français. En arrivant à Rome, j'ai immédiatement pris des cours d'italien et donné des interviews d'abord en français traduit puis directement en italien, parce qu'il est indispensable d'avoir un contact proche avec le pays d'accueil. Je ne suis jamais passée par l'anglais.

Le deuxième principe est d'établir des programmations gratuites autant que possible, considérant que ceux qui n'ont pas l'habitude des cultures étrangères ni de l'univers de la création pourraient éprouver une sorte de timidité à franchir le pas de notre porte. Payer ne serait-ce que deux euros constitue un engagement. La gratuité, en revanche, incite les gens à s'approcher pour voir. Et ils restent, pris qu'ils sont par l'intelligence, l'originalité, le talent.

Troisième point : ne pas céder à la mode. Exhiber son anglais ou affecter un français relâché n'est pas mon genre. La ponctuation racontant l'évolution du monde - lorsque Racine était déclamé, ses textes destinés à la scène fourmillaient de points d'exclamation -, je persiste à placer les points et les virgules. Cela dit, la raison n'empêchant ni l'ouverture ni l'innovation, notre principe politique est d'accueillir tous les passeports, à condition que chacun parle français. C'est ainsi que nous avons actuellement parmi nos pensionnaires un Chilien, compositeur de musique. Nous avons aussi eu des Allemands, des ressortissants de l'ancienne Yougoslavie et un Japonais. C'est le grand talent de la France que d'être hors des frontières. Les dossiers doivent impérativement être rédigés par les pensionnaires en langue française, qui est le sésame pour notre institution.

P. I. - Quelles seraient vos suggestions pédagogiques pour l'expansion de la francophonie ?

M. M.-H. - Que l'on pratique l'oralité d'emblée, dès la toute petite école. Que priorité soit donnée au réinvestissement de l'oralité. Maîtriser le langage parlé, c'est savoir se présenter devant le groupe. Conquérir sa propre langue, c'est se donner les moyens de conquérir le monde : savoir dire un texte, porter sa voix, se tenir debout.

Après, quitte à vous faire sourire, je dirai : chorale obligatoire ! Apprendre les chansons. Elles constituent un substratum culturel commun, tout en développant une mémoire affective, le plus souvent joyeuse. Il n'y a pas mieux pour vivre ensemble. Les Italiens chantent bien plus que nous. Toute l'Italie connaît La Vie en rose...

S'appuyer sur la culture pour faire rayonner son pays fut l'intuition fondamentale du Roi-Soleil qui créa les grandes institutions françaises. Après lui, il y eut Napoléon, puis André Malraux, grâce à de Gaulle et, plus récemment, François Mitterrand qui laissera le souvenir d'un président architecte. Et aujourd'hui ? Malheureusement, il semble que nous ayons oublié notre pérennité culturelle. Dans cette vie quotidienne où les seuls lieux de brassage se résument aux aéroports et aux jardins publics - le reste étant dévolu au commerce et à l'entre-soi -, nous manquons de projets plus grands que nous-mêmes. On s'inquiète de la francophonie mais, plutôt que de se limiter à des « coups » ponctuels, sans doute faudrait-il se préoccuper de l'histoire en commun des pays francophones, généraliser la télévision gratuite française et, ce médium étant déjà quasi obsolète, diffuser des programmes à la carte par le biais du Net. Il faut traduire, traduire, traduire ! Et exporter nos artistes. Nous sommes de très bons accueillants - nous adorons, par exemple, avoir un étranger comme directeur d'opéra -, mais nous ne nous exportons guère. À cela deux raisons : notre paresse nationale au voyage - au contraire d'autres nations -, mais aussi un problème de compréhension de la nouvelle génération créatrice, laquelle est en perpétuelle évolution. Un de nos artistes, par exemple, avait tendu sur la loggia de la Villa Médicis un rideau de fils de fer orné d'un immense smiley - une frimousse, comme on dit à l'Académie française. La réaction ordinaire de nos visiteurs fut le rejet. L'architecture de la Villa était superbe, mais la sculpture intégrée ne leur convenait pas. J'ai demandé : « Qu'auriez-vous fait à la place ? » À l'unanimité, ils disaient : « Rien. » À quoi je répondais : « La Villa est une maison de la culture et non pas un musée. Faudrait-il que nous restions immobiles, figés sur notre passé en attendant la mort ? Eh bien, non ! » Après réflexion, les gens revenaient sur leur idée première : « Bon, je n'aime pas, mais il est vrai que cela tient le mur. » C'est ainsi qu'on fait un pas dans ce monde ! Les jeunes artistes sont extrêmement innovants, mais on n'a pas toujours les clés de compréhension...

P. I. - Comme pour le homard en baudruche de Jeff Koons, en 2008, dans la galerie des Glaces à Versailles ?

M. M.-H. - Oui, à ceci près que, lorsque ce type d'oeuvre se met à valoir des millions, il y a quelque chose de faisandé dans le royaume. Il ne faut pas se prendre au sérieux au mauvais endroit. Cela vaut pour toute création. Pour revenir à la francophonie et plus précisément à ce que peut apporter la France, je sais que ce que je vais dire est anti-mode et qu'on pourrait me taxer d'animatrice, mais je trouve qu'il nous manque souvent un peu de joie. En France, aujourd'hui, la convivialité est considérée comme superficielle, alors qu'il n'y a rien de plus difficile que de rendre joyeux les autres. Au théâtre, par exemple, il est plus aisé de faire pleurer que de faire rire, surtout sans vulgarité ni méchanceté. Comme directrice, cette dimension m'importe énormément. Si cela a l'air facile, si ce n'est pas prétentieux, on peut amener progressivement les gens vers ce qu'il y a de plus complexe. Contrairement à ce qu'on pense, la joie n'est pas synonyme de sottise.

P. I. - Quel est le plus beau compliment que l'on vous ait adressé ?

M. M.-H. - De mot précis, je n'en citerai pas, sous peine de céder à la vanité ou à la forfanterie, mais il est clair que les Italiens m'ont accueillie à bras ouverts. Chaque matin, quand je me lève à Rome, je me dis que j'ai bien fait de venir. À cet égard, il m'est arrivé une aventure à la Comédie-Française dont la morale vaut pour mon action actuelle. Un jour, je reçois la lettre d'un petit garçon de douze ans dont le père est à l'hôpital : « Je voudrais faire plaisir à ma maman, je n'ai pas d'argent pour aller voir Le Malade imaginaire... » Deux solutions : ou c'est une imposture, ou on y croit. Je lui envoie donc quatre places. Peu après, je reçois un courrier de sa mère : « Madame, je ne sais comment vous remercier. Je n'ai pas vu mon petit garçon grandir. Je n'aurais jamais imaginé qu'il aurait eu le toupet de vous écrire. Sachez que mon mari est sorti de l'hôpital pour assister à la représentation. C'était la première fois que la famille était réunie... » Là, j'ai gagné mes huit ans à la tête de la Comédie-Française ! J'ai grandi avec le merveilleux Roland Bertin qui, un soir où je n'avais pas trop envie de jouer, m'a dit : « Tu sais, dans la salle, il y a une petite Muriel qui a cinq ans, et qui vient pour la première fois. » Depuis, j'ai toujours joué pour elle. C'est pareil aujourd'hui. Vous n'imaginez pas combien les Romains tiennent à leur Villa Médicis et combien ils lui sont fidèles - mais si, par le hasard de la programmation, elle n'ouvre ses portes qu'à une seule personne, notre journée est quand même gagnée !