Politique Internationale — La francophonie n’est-elle pas l’histoire de votre propre famille, Russes blancs ou Géorgiens émigrés en 1917 à Paris, où vous alliez vous-même voir le jour ?
Hélène Carrère d’Encausse — C’est l’histoire de ma famille, mais aussi celle de tout l’Est de l’Europe qui parlait français, celle des souverains, des diplomates, des intellectuels, toute cette société éduquée qui ne pensait pas en termes de « francophonie » mais d’émerveillement devant la qualité de la langue française. Nous parlons français depuis la nuit des temps. Ma grand-mère paternelle a traduit George Sand en russe. Elle s’intéressait moins à l’auteur de La Petite Fadette qu’à l’écrivain d’avant-garde incarnant les mouvements d’idées de son époque, notamment la place des femmes dans la société. Ma grand-mère ne se situait nullement dans une revendication catégorielle, mais considérait comme essentiel, d’un point de vue intellectuel, que les Russes aient accès à cette littérature. Parallèlement, je dirais presque en miroir, Prosper Mérimée apprenait le russe pour traduire Gogol, Pouchkine et Tourgueniev en français. Ce souci des traductions croisées faisant les passeurs de civilisations, c’est tout naturellement que ma famille s’est réfugiée à Paris quand elle s’est vue menacée par la révolution.
P. I. — Quelle fut votre première langue ?
H. C. E. —Le russe, car mes parents étaient des émigrés fauchés — c’est le terme idoine ! N’ayant pas les moyens de m’offrir les services d’une gouvernante française, ils ont fait le pari que le français viendrait de soi, du fait de l’environnement. Entre la maison familiale et un home d’enfants tenu à Meudon par un prêtre auquel ils étaient très liés, j’ai donc vécu mes premières années exclusivement en russe. Et puis, à quatre ans et demi, j’ai été envoyée durant trois mois en Bretagne chez des amis de mes parents qui ne connaissaient pas un traître mot de russe : on me montrait des images, on me désignait des objets. L’immersion totale ! C’est ainsi que, sans le moindre complexe, je suis rentrée à Paris en sachant le français, en ayant appris à lire et en récitant des fables de La Fontaine. Plus tard, chaque jeudi, à l’école de la paroisse, j’allais aborder les textes en cyrillique. Résultat : je rêve aussi bien en français qu’en russe, je vis au quotidien dans les deux langues, passant de l’une à l’autre sans aucune confusion ni dysorthographie. et comme mes parents s’exprimaient entre eux en anglais afin qu’on ne les comprenne pas — c’est un grand classique —, mon frère et moi avons sournoisement attrapé tout ce que nous pouvions au passage. Dès l’enfance, j’ai eu ce sentiment que le phénomène de la langue était multiple et qu’il ne fallait surtout pas les confondre entre elles.
P. I. — Fille d’émigrés d’un empire qui n’existait plus, vous étiez apatride ?
H. C. E. — Oui. et c’est là que le français a été pour moi essentiel. À la chute de l’empire tsariste, mon père a été géorgien entre 1918 et 1921, période d’indépendance de sa terre natale, puis s’est retrouvé apatride. Née en Italie de parents russes et allemands, ma mère était italienne, jusqu’à ce que, dans un bel élan de romantisme, elle renonce à sa nationalité pour être apatride, comme l’homme qu’elle allait épouser. Geste fou et charmant. Méditant leur exil, mes parents ont compris que le choix de la nationalité devait être un acte profond, intime et volontaire, dès lors qu’on avait conscience de la chance que représentait l’accueil d’un pays. On m’a élevée dans ce principe. C’est ainsi que, pleine d’enthousiasme pour le choix que j’allais faire d’être française, je me suis présentée chez le juge de paix au lendemain de mon 21e anniversaire. C’était un lundi. Mon anniversaire tombait un dimanche. Je ne pouvais pas faire plus vite. C’était un moment important puisque j’accédais à la majorité. Or quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’il m’a tendu un papier : « Comme vous n’êtes pas jusqu’ici venue me signifier que vous refusiez la nationalité française, eh bien, la voici. c’est fait »... Alors que je rêvais de lui chanter La Marseillaise et de lui réciter la constitution ! Quand Jacques chirac m’a demandé de participer à la commission de réforme du code de la nationalité, je lui ai raconté cette scène en insistant sur la nécessité du volontariat. La nationalité ne se décide pas par inadvertance, ni ne s’acquiert par défaut. Ainsi de la langue, qui structure l’esprit et porte la culture. Dans le cadre mondial de la francophonie qui nous occupe aujourd’hui, la stricte défense de la langue urbi et orbi est un objectif majeur de l’Académie.
P. I. — Comment votre institution se positionne-t-elle au sein de cet univers transnational ?
H. C. E. — Constatant que le monde change, qu’il s’est ouvert, l’Académie a fait en sorte, au cours des quinze dernières années, d’en devenir le reflet. Elle a compté jadis dans ses rangs des non-Français comme Julien Green, mais c’était un Américain né en France. Ou Marguerite Yourcenar, belge et française, mais c’était en qualité de femme que Jean d’Ormesson l’avait fait venir. Henri Troyat, issu de parents russes, n’a jamais parlé que le français. Eugène Ionesco, né en Roumanie, est arrivé à l’âge de quatre ans à Paris et a été élevé par sa famille maternelle française. Or voyez comme tout cela s’est élargi : nous comptons aujourd’hui dans nos rangs un Chinois, François Cheng, un Québécois d’origine haïtienne, Dany Laferrière, un Libanais, Amin Maalouf, un Russe, Andreï Makine, et un Britannique, Michael Edwards. Un pas décisif a été franchi, et j’en suis fière, quand nous avons obtenu l’autorisation d’inscrire dans notre règlement qu’un écrivain de langue française n’avait pas besoin d’être français pour faire partie des immortels. Par son ouverture, l’Académie est désormais le reflet de la francophonie ou, plus exactement, de la littérature en langue française.
P. I. — Pourquoi cette sorte de restriction sur le terme de francophonie ?
H. C. E. — Amin Maalouf, Dany Laferrière ou François Cheng ne vous diront pas spontanément : je suis un écrivain « francophone », mais plutôt : je suis un écrivain « de langue française », car ce qui est fondamental est leur incorporation dans la langue. « C’est notre univers », diront-ils, alors que le concept de francophonie, qui remonte à la fin du XIXe siècle, qui a traversé l’histoire coloniale et a trouvé un nouvel élan après les indépendances, a un côté quasi administratif. Sans doute peut-on à cet égard conduire une réflexion... Maurice Druon avait fait adopter l’expression de « français en partage » — tout comme les compagnons se partagent le pain —, mais l’idée peut apparaître un brin mesquine dès lors qu’on ne saurait trancher en parts ce qui est en commun. C’est le cas du français, qui se vit en symbiose.
La mission de l’Académie étant d’entretenir le rapport avec tout ce qui nous rassemble, le président de la République est venu en mars dernier présenter devant notre assemblée sa conception de la francophonie. Je lui en suis infiniment reconnaissante. c’est assurément sous la coupole, et nulle part ailleurs, qu’il fallait le faire.
P. I. — Qu’en est-il de vos actions concrètes ?
H. C. E. — Vieille de bientôt quatre siècles, c’est avec la francophonie que l’Académie retrouve sa première raison d’être. Fondée en 1635 par Richelieu, elle eut pour vocation d’unifier la nation. Le français était la langue du roi, celle de son administration, celle de sa cour, tandis que la population s’exprimait en une multiplicité de patois. En normalisant, en perfectionnant, je dirais même en maternant le français, l’Académie a contribué à la fondation de notre nation. Or, aujourd’hui, nous voici face au défi de la fracture de la langue. Nous en sommes arrivés aujourd’hui à un point où n’importe quel groupe social, géographique, professionnel ou idéologique considère qu’il doit avoir « sa » version de la langue française. Qu’il y a « droit », en quelque sorte, ce qui entraîne nombre d’aberrations fondées sur une ignorance doublée d’un mépris de l’Histoire. Dénonçant les présupposés inégalitaires de la règle de prédominance du masculin, certains mouvements réclament à l’Académie française de réformer l’accord de l’adjectif en faveur de l’emploi de la règle de proximité dans l’accord du genre. L’Académie n’est pas un pion, au sens scolaire du terme, mais le greffier de la langue, qui vérifie la pertinence et la solidité de l’usage. Il existe dans le commerce une ribambelle de dictionnaires qui enregistrent tout, sans aucune discrimination — quitte, pour des raisons de volume de papier, à laisser tomber les néologismes et autres avatars linguistiques sitôt qu’ils ont disparu de la circulation. rendant un compte exact et motivé de la langue, le dictionnaire publié par l’Académie n’est pas une affaire commerciale. Il ne consignera pas le dernier terme à la mode avant que ne soit dûment vérifié qu’il correspond à un véritable usage. À l’inverse, il sauvegardera certains mots qui ont disparu de l’usage mais qui demeurent dans les textes.
P. I. — L’Académie s’efforce par ailleurs de mettre le holà à un certain nombre d’aberrations...
H. C. E. — Oui. l’écriture inclusive, avec son galimatias et son empêchement d’une lecture aisée, en est un pénible exemple. La revendication sur la féminisation est un fait à propos duquel il faut raison garder. Il faut voir s’il y a un usage transformé, ce qui réclame un examen considérable que nous opérons actuellement. C’est une œuvre de longue haleine. Nous avons sur le site de l’Académie un programme intitulé « dire, ne pas dire » (1), qui est un mode de communication moderne avec la société pour indiquer ce qu’est l’usage, et qui a un succès monstre, au point qu’il a été traduit en chinois ! Dans ce moment où l’on s’intéresse à la francophonie, nous avons pour devoir d’apporter une garantie du bon état de la langue. Le Québec, par exemple, sera beaucoup plus féminisateur. On ne pourra pas faire la police là-bas, mais si on ne maintient pas en France un français de référence parfait, alors tout fera nombre, et rien n’empêchera de penser que toutes les manières de parler sont bonnes. Y compris, comme je l’ai entendu dire par des représentants des artistes spécialisés dans les spectacles exotiques, la créolisation de la langue. Le français n’a ni à se créoliser ni à être adapté aux fantaisies de tout un chacun. On ne saurait s’approprier le bien commun pour en faire sa chose, le plus souvent appauvrie et dénaturée. Cette notion du droit à une langue particulière — celle des banlieues, celle des hommes d’affaires, celle des femmes et celle des minorités, l’écriture inclusive, etc. — est particulièrement néfaste. La langue française est, aujourd’hui, en danger de fracture. Ce qui la menace, ce sont tous les individualismes, alors qu’elle est précisément ce qui nous rassemble. Ainsi jamais l’Académie n’a-t-elle été autant au cœur du projet francophone. Faire l’unité est fondamental, afin que la francophonie ne devienne pas un amalgame de langues françaises, sans plus aucun sens. Dès lors, nous n’aurions plus rien en commun. C’est autour du français que se fait non pas le partage, mais la vie commune, essence première de la francophonie.
P. I. — Irez-vous à Erevan ?
H. C. E. — J’irai, et cela d’autant plus que le président Macron a présenté son projet devant l’Académie. J’ai accompagné à diverses reprises Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy dans ces sommets où je me suis toujours sentie à l’aise, car le lien de l’Académie avec le monde francophone est profond. Je me souviens à cet égard que, lorsque Léopold Sédar Senghor est mort, Jacques Chirac, président, et Lionel Jospin, premier ministre, n’ont pu se rendre au Sénégal. C’est moi qui suis venue, ès qualités de secrétaire perpétuel, assister aux cérémonies, dans la touffeur africaine, en costume d’académicien. sans doute pouvait-on regretter l’absence de nos chefs de l’exécutif, mais les présidents africains qui m’entouraient ne m’ont pas caché qu’ils étaient enchantés. La seule chose qu’il fallait était que l’Académie fût la. C’était nous. Cétait la langue française, celle que le poète Senghor avait si superbement chantée.
(1) www.academie-francaise.fr/dire-ne-pas-dire