Les Grands de ce monde s'expriment dans

Le français, passeport pour l'universel

Politique Internationale - Comment définir l'efficacité de la francophonie ?

Claude Hagège - Le terme même de francophonie remonte à la fin du XIXe siècle. Il a été forgé par Onésime Reclus, grand géographe et voyageur, avec l'idée d'une diffusion du français directement articulée sur l'épopée - d'autres diront l'aventure - coloniale. Par la suite, cela s'est sublimé. Ce concept qui, à l'origine, était français, a été annexé par un grand nombre de politiques africains avec, comme façade, la promotion de la langue française et, comme réalité derrière cet écran, l'assistance économique et politique. Les sommets qui se sont succédé depuis une quinzaine d'années ont montré que la promotion linguistique ne se concevait pas sans l'assistance non seulement de la France, mais aussi des autres pays riches et puissants de la francophonie - aucun n'étant un État au sens hégélien du terme -, à savoir le Québec, la Suisse romande et la Wallonie.

Les sommets de la francophonie ne se résument pas à des grand-messes, dès lors qu'au cours des demi-journées qui suivent on passe aux choses sérieuses, autrement dit les accords, traités et conventions. Par rapport à l'époque où le cher Onésime la tenait sur les fonts baptismaux, la francophonie s'est muée en une aide économique dispensée par des pays riches dont la France n'est qu'un, même si elle est le berceau historique. On a cessé de brandir l'unique drapeau car, si la France s'en tenait à elle seule, le français ne serait pas viable.

Contrairement à ce que l'on croit en haut lieu, l'anglais est en déclin, du fait de l'accession aux écrans d'Internet de petites langues autrefois ignorées qui, désormais, se fraient un chemin. Avoir une plus nette conscience de ce phénomène induira peut-être un certain nombre de Français, y compris les dirigeants politiques, à moins montrer au monde qu'ils parlent l'anglais. Pour ce qui est de la diffusion du français, elle ne semble se porter moins bien que parce que l'anglais, en dépit de son déclin par rapport à son passé, progresse plus rapidement. Le français ne recule pas, il avance, mais moins vite. Évidemment, des esprits trop pressés décréteront qu'il est en régression. Tel n'est pas le cas. Il y a simplement l'anglais qui fait deux pas lorsque nous n'en faisons qu'un seul.

Le français est derrière beaucoup d'autres langues en démographie de locuteurs. Le russe par exemple, l'espagnol, le chinois ou encore l'arabe sont beaucoup plus parlés. En revanche, bien que loin derrière l'anglais, le français est la deuxième langue la plus parlée dans le monde si l'on prend comme discriminant non plus le volume des locuteurs - la démographie -, mais le degré de diffusion planétaire. Le français est présent sur les cinq continents. Aucun autre idiome, y compris l'espagnol et le portugais, n'est aussi largement diffusé, lors même que l'hispanophonie et la lusophonie l'emportent en nombre de locuteurs. L'espace francophone est universel. En termes d'influence, ce n'est pas le nombre des locuteurs qui compte, mais le degré d'extension.

P. I. - À cet égard, quelle analyse faites-vous de la progression de l'espagnol aux États-Unis ?

C. H. - Le castillan ne gagne pas d'espace par rapport à son passé dans le reste du monde ; il ne fait de progrès en Amérique que parce que le bilinguisme en fait, pour des raisons d'affirmation identitaire. Les États-Unis sont un cas particulier. On oublie trop souvent l'histoire du milieu du XIXe siècle où, non contents d'avoir massacré les malheureux Indiens, les Américains ont écrasé le Mexique et l'ont privé d'immenses territoires. Le Nouveau-Mexique est désormais un État frontalier ; ce n'est pas par hasard si la Californie se nomme California ; l'appellation du Texas vient, quant à elle, de l'espagnol tejas - les tuiles d'un toit. Les populations de ces régions étant mexicaines à l'origine, compte tenu de la résurgence des revendications identitaires à laquelle on assiste depuis quelques décennies, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'elles se recastillanisent massivement aujourd'hui. En d'autres termes, il est moins vrai de dire que l'espagnol progresse que d'observer qu'il rattrape son déclin. Ces phénomènes doivent être vus dans leur relativité. Ainsi du français qui progresse lentement, mais sûrement !

P. I. - N'est-ce pas aussi une question de moyens ?

C. H. - Dans son adresse à l'Académie prononcée en mars 2018, le président de la République a souligné les importants efforts à accomplir. La priorité ne serait même pas d'augmenter les moyens, mais simplement de ne pas les abaisser. La nouvelle stratégie du ministère des Affaires étrangères consiste à se défausser sur les ambassades. Pour réduire la dette publique, ce sont désormais les services culturels de nos représentations qui seront chargés de soutenir les Alliances françaises, ainsi que les entreprises publiques ou privées qui promeuvent le français. Le résultat est qu'on se dispense d'augmenter les crédits. On les laisse tels quels, avec une dérivation vers les sous-enveloppes des ambassades qui nous laisse fort démunis face à l'énorme compétition des instituts Goethe, Cervantès et Camoens. Alors que la France avait été à l'origine du concept de soutien de sa langue, l'hispanophonie, la germanophonie et la lusophonie ont suivi avec dynamisme son exemple, au point que cela attire dans les grandes capitales des gens qui, jusque-là, fréquentaient nos services culturels et nos Alliances françaises. Un soutien réduit aux seules ambassades pour des raisons d'économie, telle est la situation, avec pour perspective la stagnation - sinon la baisse - de nos engagements.

P. I. - Quels sont les pays les plus dynamiques en matière de francophonie ?

C. H. - Le Québec, assurément, mais avec un arrière-plan politique qui influe sur l'effort consenti. Depuis le départ, il y a trente-trois ans, de l'indépendantiste René Lévesque se sont succédé des gouvernements classés plutôt à droite qui se sont gardés de tout affrontement avec le gouvernement fédéral. Si des élections venaient à porter au pouvoir une représentation nationale indépendantiste, la participation du Québec à la francophonie deviendrait tout de suite beaucoup plus forte. Pour l'heure, elle est importante, mais à raison même du courant indépendantiste au sein du pays. Parallèlement, il y a la Belgique wallonne et la Suisse romande. Pour des raisons non pas de manque de moyens - les Wallons sont riches, les Romands encore plus -, mais d'institutions, la participation économique de ces deux pays n'est pas comparable à celle du Québec. Celle de la France est importante, mais avec les perspectives que l'on sait, parce que les gens au pouvoir ne donnent pas assez d'argent.

P. I. - Et que diriez-vous aux membres de la Commission de la Francophonie ?

C. H. - Pour fixer un cadre général, je dirais qu'il faudrait adopter une politique plus offensive, parce que la demande de français n'est pas assise sur des considérations professionnelles et économiques comparables à la demande d'anglais. Il est capital pour le français, comme pour toute langue que l'on veut promouvoir, que les gens puissent en attendre des profits économiques, à commencer par le fait de trouver un travail. C'est le cas de l'anglais, beaucoup moins celui du français qui souffre depuis des décennies, sinon des siècles, de son image de langue de luxe : un moyen de communication de l'aristocratie ou de la haute bourgeoisie cultivée, donc éloigné du peuple. Ce lustre, qui lui fut utile notamment en matière diplomatique, est contre-productif aujourd'hui. Le français n'apparaîtra comme une langue attractive et pourvoyeuse d'emploi qu'à raison même du fait qu'il ne soit pas purement celle d'une belle et riche littérature, mais celle dont l'usage permet aux gens, à la jeunesse en particulier, de trouver du travail.

Outre cette image de luxe, c'est la réputation de difficulté de notre langue qu'il faut combattre. Je le dis ici en tant que linguiste : contrairement à ce qu'on croit ordinairement, le français est beaucoup moins ardu que l'anglais, qui est difficile sur les plans phonétique et morphologique. Sa prononciation, même pour les anglophones, n'est pas si aisée. Quant à ses tournures idiomatiques, elles sont innombrables et fort complexes. Voulez-vous quelques exemples ? Dans le New Yorker, on pouvait lire récemment : « He sang his way to fame. » Traduction littérale : « Il a chanté son cheminement vers la gloire », ce qui n'a aucun sens dès lors que l'article évoque un homme devenu célèbre grâce à sa voix. Un francophone s'exprimant en anglais dirait plutôt : « He became famous thanks to his voice. » Mais ce n'est pas de l'anglais, à la différence de « He sang his way » qui l'est proprement. Ce type de tournures constitue l'un des points les plus difficiles pour les non-anglophones. Autre exemple. On dit : « He swam across the river » et non pas « He crossed the river by swimming », qui serait la traduction littérale du français. « He swam across » ne signifie pas qu'il a nagé à travers la rivière, mais qu'il l'a traversée, jusqu'à atteindre l'autre rive. D'autres langues germaniques, particulièrement l'allemand, le suédois et le néerlandais, usent de telles constructions. Mais l'anglais plus que les autres, et sur une très large échelle. Dernier exemple que j'ai entendu quand j'étais professeur à Berkeley : un étudiant californien qui cherchait un travail, et qui l'avait trouvé, m'en informa de cette manière : « I talked myself into the job. » Autrement dit : « J'ai eu le boulot au bagout », alors que la traduction littérale de cette phrase, « Je me suis parlé jusqu'à entrer dans un travail », n'aurait aucun sens. En termes linguistiques, le français donne un statut de verbe à l'expression du mouvement ou de l'action, et un statut d'adverbe à l'expression du moyen de l'action. L'anglais fait l'inverse : le moyen de l'action est promu au statut de verbe. On pourrait dire « I got the job by talking », mais on ne le fait précisément pas, car ce serait une formulation française. Le bagout a été le moyen promu par la syntaxe anglaise en prédicat verbal, tandis que le mouvement ou l'action dans les grammaires nordiques est demoted, ravalé en quelque sorte au rang de complément circonstanciel. Ce décalage de pensée, ainsi que la phonétique font partie des difficultés de l'anglais. Ainsi le français, dans sa clarté, sa logique, sa manière d'aller tout droit, est-il plus simple. S'il y a un combat à conduire, c'est bien de revenir en arrière par rapport à des convictions enracinées, en remettant en cause l'idée que le français est une langue ardue.

P. I. - Au vu de l'intrusion de l'anglais dans notre vie courante, ainsi que de l'acculturation due à l'immigration, comment voyez-vous l'évolution du français au XXIe siècle ?

C. H. - Le fait que de nombreux vocables empruntés à l'anglais soient récurrents - ce sont des mots de civilisation se rapportant au sport, au voyage, au cinéma, au commerce et à d'autres domaines où il est dominant - donne l'impression d'une invasion, alors que tel n'est pas le cas en valeur absolue. Si l'on compare les fréquences lexicale et d'usage, on s'aperçoit que lexicalement, c'est-à-dire en nombre d'unités, l'anglais, si spectaculaire qu'il soit du fait de la répétition des mêmes mots, demeure restreint. Quant à l'évolution du français sous la pression de nombreuses populations d'immigration ancienne d'origine européenne, et récente, particulièrement des banlieues, je dirais du point de vue linguistique qu'elle n'apparaît spectaculaire, avec ses formes souvent verlanisées ou associées à de l'argot, que par défaut d'examen de l'histoire du français. L'association des strates parlées du français avec le français littéraire écrit est un phénomène permanent dans l'histoire de la langue. Le français écrit a toujours été alimenté d'emprunts innombrables. Aujourd'hui, ce sont les immigrés de fraîche date qui servent de vivier ; autrefois c'étaient les malheureux de la cour des Miracles, les mendiants, les repris de justice et les prisonniers. Tous ces gens ont apporté un nombre important de mots au français. Ce que l'on peut dire plutôt, ce n'est pas tant que le français évolue vers une forme dégradée, mais plutôt que la différence entre la langue écrite et la langue parlée s'accuse fortement. Lorsque l'Académie Goncourt prime un roman, elle couronne une oeuvre écrite en français littéraire. Sauf que, dans les dialogues, on peut avoir une incursion de formules appartenant au français parlé. En d'autres termes, la norme littéraire du français ne sera pas particulièrement affectée par l'évolution rapide des formes orales du français. S'il devait y avoir un danger, ce serait celui de l'invasion de notre langue par une autre - en l'occurrence l'anglais. Ce n'est pas le cas, mais il faut se garder du nouveau snobisme que constitue l'étalage de cet idiome dans les tribunes publiques et, particulièrement, internationales. Qu'un chef d'État substitue l'anglais à sa propre langue - sauf lorsqu'il s'agit de faire honneur à un pays anglophone qui vous invite sur son territoire - n'est pas un bon exemple. Il y a une valeur symbolique dans une langue. Elle fait partie, pour un pays, avec son drapeau, de ses caractéristiques. Si l'anglais, au demeurant principal vecteur au monde de la pensée unique, se substitue au français, c'est un danger beaucoup plus grave que la pénétration du français par toute une série de formes orales, car cela, c'est aussi vieux que son histoire ! Voilà ma position. Par ailleurs, et pour demeurer dans la fonction symbolique de la langue, j'évoquerai la nécessité du multilinguisme, concept que je défends depuis des années, et qui semble avoir l'agrément du chef de l'État : si l'on veut que les pays de la zone francophone continuent d'aimer, de pratiquer le français, et d'y être fidèles, il faudra prendre en considération leurs propres idiomes, car si on ne les enseigne pas au lycée ou en faculté, un temps risque de venir où ils pourront considérer que la mesure est dépassée.