Politique Internationale - Quels souvenirs conservez-vous du Haut conseil de la Francophonie que vous avez connu dès ses débuts ?
Erik Orsenna - C'était en 1983, j'étais au cabinet du président de la République, et n'existaient alors que des institutions et associations qui traitaient de ces questions de façon dispersée - d'où la volonté de François Mitterrand de créer un Haut conseil directement rattaché à la présidence. Mes souvenirs sont ceux d'une époque quasi artisanale, jusqu'au moment où cette instance est passée sous l'autorité du Secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie. C'était en 2004. Le Haut conseil est composé aujourd'hui de 38 personnalités du monde entier, venues d'horizons aussi divers que la politique, la culture ou l'économie. Actuellement, donc, mes rapports avec la francophonie sont essentiellement ceux d'un écrivain. Je suis fou de la langue, et dans un état de bonheur total que la France n'ait pas le monopole du français. Pour d'évidentes raisons de rayonnement planétaire mais, aussi, pour des raisons familiales : ma mère était luxembourgeoise. Elle m'a donné des leçons de français dès l'âge de deux ans, et notre vie partagée entre la France, le Luxembourg et la Belgique m'a fait prendre conscience de la volupté que l'on a à parler une autre langue au coeur même de la langue originelle. Mon chemin personnel s'est poursuivi aux frontières de la France. J'ai fréquenté à Bruxelles nombre d'écrivains belges, je me suis marié avec la fille de Georges Lambrichs, éditeur et écrivain belge, grand découvreur de talents littéraires à Paris. J'ai rencontré Marguerite Yourcenar et me suis nourri de Jacques Brel. La Belgique m'a fait appréhender cette question fondamentale : qu'avons-nous en commun et qu'est-ce qui nous différencie ? Qu'est-ce que le propre de l'humain, et qu'est-ce que la diversité ? Trop de diversité conduit au communautarisme et, donc, à l'éclatement, dès lors que ce qui distingue l'emporte sur ce qui rassemble. Si vous optez pour l'inverse, vous risquez d'écraser les différences, ce qui est non moins dommageable. Cette balance entre les deux, sur laquelle Claude Lévi-Strauss a magnifiquement travaillé, est le coeur même de la vie. J'ai eu la chance d'en discuter avec lui. Quand on lit Pauvre Belgique de Baudelaire, ou les aigres variations de Claudel sur le même thème, franchement, pauvres Baudelaire et Claudel ! Quelle capacité de mépris... J'ai vécu pendant quatre ans une folle histoire d'amour en Belgique. J'étais au coeur de l'Europe. J'écrivais, bien sûr, et j'allais à Anvers, à une heure de route de Bruxelles, pour m'installer à une table d'hôte où j'entendais parler flamand. Le français me semblait alors une île au milieu d'un monde différent. Je me souviens de la Belgique de mes trois-quatre ans, je ressentais déjà avec bonheur la différence de l'accent. La Belgique est une de mes mères. J'ai une admiration infinie pour l'art de Jacques Brel de raconter le monde en trois minutes - Amsterdam, Le Plat Pays... Et puis tous ces exils, à commencer par Hugo, les tumultes de Rimbaud, la poésie de Michaux. Ce pays est un concentré de gourmandise, de joie de vivre, de bienveillance aux autres, de diversité dans un minimum d'espace. C'est le jardin du prince de Ligne (Coup d'oeil sur Beloeil), c'est Chimay, les embouchures de l'Escaut et, un peu plus haut, le Rhin... Je suis fou de tout cela ! C'est ma première famille linguistique. Si on me demandait si je suis français ou francophone, je répondrais sans hésiter francophone.
P. I. - Mais il n'y a pas que les brumes de l'Escaut ; votre francophonie prend aussi des teintes solaires...
E. O. - Du côté de mon père, en effet, nous avons été cubains durant tout le XIXe siècle, si bien que dans mon imaginaire d'enfant l'oncle d'Amérique a toujours été l'oncle d'Amérique latine ! C'étaient des petits tailleurs de Bordeaux qui avaient émigré en 1820 pour revenir sous nos latitudes un bon siècle plus tard. Je me souviens que mon grand-père paternel, pourtant très à droite, fêtait chaque mois de décembre l'arrivée au pouvoir de Fidel Castro... Parce que Cuba ! Cette dimension latino a joué un rôle déterminant dans ma vie d'écrivain. Je suis né en 1947. Au moment où j'arrive à l'âge de la passion littéraire, disons quinze ans, patatras, voilà le Nouveau roman ! Il n'y a plus d'histoire... D'où écris-tu ? Négation de la ponctuation, formalisme, structuralisme... On ne parlait plus de romans, mais de textes. Une catastrophe pour moi qui avais été abreuvé par ma mère de « Il était une fois ». Tous ces carcans, vraiment, je n'en pouvais plus. C'est alors qu'a surgi la littérature latino, avec Miguel Ángel Asturias, Gabriel García Márquez et Rómulo Gallegos, dont je me suis délecté en comprenant qu'ailleurs on pouvait écrire, alors que notre français de France était asséché par le jargon du structuralisme. J'ai décidé de m'exiler. Mon cosmos littéraire serait un mélange de Belgique et de latino, avec, au surplus, un point d'ancrage en la personne de Günter Grass dont Le Tambour fut une révélation. On avait droit à l'énormité !
Si je résume la situation, j'allais tourner autour de la France sans jamais y être. Sans doute était-ce un pays magnifique, mais il avait terriblement besoin d'air. Lorsque, plus tard, j'ai publié L'Exposition coloniale, la critique qui m'a fait le plus plaisir fut de voir mon livre annoncé comme « enfin un roman latino-américain en langue française ». Écrire comme si j'étais moi-même latino, j'ai retrouvé cela. Georges Perec, c'était très bien, il avait du talent, mais les autres, c'était terrifiant... L'Ère du soupçon... franchement... mais soupçonnons ! Le choix que j'ai fait m'a permis une réflexion spécifique sur la langue. Écoutez bien attentivement le français de Corneille : c'est de l'espagnol. Du concret, de la rocaille, du sensuel, de la bataille, on est dans Cervantès ! L'Illusion comique n'a rien à voir avec la splendeur formelle et intellectuelle de Racine.
P. I. - De la rocaille et du sensuel, c'est ce qui explique votre passion pour les accents ?
E. O. - L'accent, c'est le piment de la langue... dans tous les sens du terme. Lorsque j'étais enfant, en plus de nos séjours en Belgique et au Luxembourg, nous passions nos vacances entre l'Alsace et la Bretagne. Mes parents se sont très vite inquiétés parce que, dès le lendemain de notre arrivée, j'imitais les accents locaux. Ils se sont dit : celui-là n'a pas de personnalité. En vérité, j'étais poreux ! J'ignore qui je suis, et je n'en ai rien à faire. Je suis un passage. Jean-Claude Carrière, dont on connaît les liens affectifs avec l'Iran, a superbement défini ce qu'est un écrivain. C'est, dit-il, une tour avec des fenêtres ouvertes, où des voiles battent au passage du vent. L'écrivain est là pour accueillir le passage du vent, à l'inverse d'un Descartes ou d'autres monuments philosophiques. En Bretagne, on dit que si l'on prend du goût à quelque chose, alors on est parti pour rester. C'est ma vie ! Si j'écrivais mes Mémoires, tel en serait le titre : Parti pour rester. Vous avez un petit Français élevé dans la passion de la France par sa mère, et qui cherche partout ailleurs. Un excentré qui respire l'air du grand large. C'est la formule magnifique de Maurice Druon : « La langue que nous avons en partage. » Quand j'étais jeune homme, en mission d'étude économique au Sénégal, j'ai eu le bonheur de rencontrer Léopold Sédar Senghor, dont j'admire infiniment la poésie. Je l'ai écouté, je l'ai lu, et j'ai écouté dans la rue. C'est un autre rapport avec notre langue hexagonale. Plus sensuel, plus drôle, moins de frontières entre les rires et les pleurs... Ainsi, en plus de mes tropismes belge et latino, ai-je plaisir à faire mon marché linguistique au-delà des océans, en Afrique, mais aussi au Canada. Ce qui m'attire chez les Québécois, c'est leur côté concret. Ils y vont ! Ils ont aussi gardé l'ancien temps. En les écoutant, on savoure le XVIIe siècle. Et si l'on revient sur l'accent, alors c'est au double sens du mot : accentuez-vous la vie ! Tout comme le vin est la géographie liquide - selon le mot délicieux d'un de mes amis australien, amateur, comme moi, de vins de Bourgogne -, alors l'accent est la géographie musicale du génie français.
P. I. - Un génie que l'académicien que vous êtes a également à coeur de sauvegarder ?
E. O. - Je n'aime la liberté que s'il y a des règles. Je ne suis pas juriste pour rien. Leur irrespect m'est insupportable. Particulièrement pour ce qui concerne les accords, même si l'on y constate parfois de l'irrationnel. La base est essentielle : en musique, on commence par le solfège. Cela dit, je suis l'un des premiers à vouloir accueillir le féminin dans notre langue qui, à cet égard, présente de grandes lacunes. Il faudra agir avec discernement, fuir comme la peste l'ineptie de l'écriture inclusive et, par ailleurs, réinventer le neutre. Ce neutre existe en français, mais il est marqué par le masculin, ce qui le rend peu discernable, à la différence de l'allemand et de l'anglais. Comment établir un neutre qui échappe au genre ? Un groupe de l'Académie va travailler là-dessus. J'en ferai partie, ainsi que mon ami Michael Edwards, dont le rôle sera des plus importants. Le cadeau de l'Académie, c'est la réinvention, sous-tendue par l'amitié. Je pense en premier lieu à Jacqueline de Romilly, qui fut ma marraine dans cette noble assemblée...
Je n'ai pas fait de grec, mais j'étais excellent en latin ; c'était pour elle une circonstance aggravante. « La langue du déclin », soupirait-elle. En ajoutant : « Erik, vous êtes vulgaire ! » Que j'ai aimé cette femme magnifique, frappée par je ne sais quel destin maléfique qui l'avait condamnée à la cécité. Sa passion était celle de la transmission, c'est dire combien la francophonie l'animait. Tout comme François Cheng, qui a calligraphié le mot « coton » en couverture de mon Voyage aux pays du coton. Imaginez ces amitiés-là ! Être si proche de Jacqueline de Romilly, helléniste et citoyenne grecque d'honneur, de l'Anglais Edwards, du Chinois Cheng et d'Obaldia, le Panaméen, qui me ravit par sa drôlerie et son élégance. Chacun de ces personnages possède cette clarté vertigineuse qui est le propre du génie français.
P. I. - L'avancée de l'anglais vous tourmente-t-elle ?
E. O. - Pas tant que cela - je parle anglais, c'est utile en voyage. Je suis, en vérité, bien plus tourmenté par les abandons français. L'oubli du futur antérieur, par exemple, cette philosophie du temps qui mériterait à elle seule un livre. C'est le génie absolu du futur passé, alors qu'on n'emploie plus aujourd'hui qu'un temps binaire. J'ai cette chance infinie d'avoir eu comme professeur Vladimir Jankélévitch, dont le Traité des vertus définissait les mots. Tout jeune, j'ai rencontré Georges Perros, poète, écrivain et homme de théâtre mort bien trop tôt, dont les Papiers collés m'ont fait comprendre à quel point la morale était liée à la langue. Que la langue s'étiole, il en sera de même de la morale. Il m'a fait cette distinction entre la volonté qui se bute et l'énergie qui va de l'avant. La volonté qui refuse de voir les problèmes, et l'énergie qui s'interroge sur ce qui ne va pas et qui corrige, même si cela doit faire mal. La première a rapport avec la mort, la seconde avec la vie. Chaque fois que j'ai eu un moment difficile ou un choix à effectuer, je me suis demandé de quel côté je me trouvais. L'objectif même de la langue est de dire la vie, c'est pourquoi il faut en préserver les richesses. Si l'on me supprime le français pour les 1 400 mots du globish, je tue ! Ou je me tue. Or j'observe dans l'appauvrissement actuel qu'au lieu de dire « aveugle » on dit « malvoyant », qu'au lieu de parler d'un « sourd » on évoque un « malentendant ». Le politiquement correct, c'est l'incapacité d'assumer, c'est refuser de dire, parce qu'on refuse de vivre. Comment, après avoir allumé tant de lumières, avoir multiplié les regards, peut-on ainsi se restreindre ? On peut perdurer avec du goutte-à-goutte et des pilules ou avoir des poupées gonflables, autrement dit survivre, ce qui revient à sous-vivre.
P. I. - Ce problème ne se limite pas à la langue française...
E. O. - Cela ne m'autorise pas pour autant à désigner du doigt d'autres nations. Le politiquement correct est international. Et si une autre langue dit mieux que nous, tant mieux ! Mais l'essence même de la francophonie est la vie des peuples dans leur multiplicité, d'où la nécessité, j'y reviens, d'en sauvegarder les richesses. L'Académie est hautement consciente de cette mission. Et devinez pourquoi, à titre personnel, j'ai écrit La Grammaire est une chanson douce ? Parce que je ne comprenais rien aux questions que l'on posait en classe de français aux enfants ! Nous avons même été quelques-uns à fonder un club qui a compté parmi ses membres Georges Vedel, dont la règle était celle-ci : devait quitter le club celui qui, une seule fois, aurait eu la moyenne à un devoir de français qu'il aurait rédigé pour ses enfants ! Profusion et simplicité, n'est-ce pas là un joli mot d'ordre, pour ne pas dire une devise, pour la francophonie ?