Politique Internationale - Comment définiriez-vous la francophonie en ce début de XXIe siècle ?
Jack Lang - Je dirai que c'est un concept géopolitico-culturel, en même temps qu'un reflet de l'Histoire. La langue française s'est transportée en Amérique du Nord, dans les Caraïbes, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie et en Océanie par la force et le feu, voire par l'esclavage, pour devenir par la suite un lien entre les peuples colonisés. Ma relation avec la francophonie a été nuancée dès lors que cette dernière pouvait apparaître comme l'instrument d'un néocolonialisme visant à perpétuer l'empire. Je me souviens d'un moment où j'ai provoqué la polémique en 1981 : invité au Bénin à une réunion des ministres de la Culture francophones, j'ai dit qu'il faudrait débarbouzer la francophonie et lui redonner sa liberté d'être. Cela a suscité une controverse plutôt salutaire. L'institution même n'est pas toujours à la hauteur d'une ambition culturelle généreuse. Il y a eu d'excellents Secrétaires généraux, notamment Abdou Diouf ou Boutros Boutros-Ghali, mais je me demande si la bureaucratie ne l'emporte pas, ainsi que les arrangements diplomatiques, sur l'âme du combat pour la langue. Le président Macron a désigné Leïla Slimani comme sa représentante personnelle pour siéger au Conseil permanent, et c'est un très bon choix. Leïla Slimani a obtenu le prix Goncourt, elle s'est illustrée à travers des écrits admirables. Franco-Marocaine, brillante, enthousiaste et attentive, elle envisage le monde à l'échelle du Maghreb et de la France et perçoit avec finesse l'incroyable festin linguistique que la francophonie vivante peut nous offrir.
P. I. - Vous ne serez donc pas radicalement critique...
J. L. - Assurément non, car même si la francophonie revêt parfois un tour vieillot et trop institutionnel, elle demeure une réalité dont on doit se réjouir. Que le français soit présent, avec ses multiples saveurs, sur tous les continents me touche énormément. D'un point de vue grammatical, il est parfois mieux parlé dans certains pays du Sud qu'en France même. La manière dont il est articulé, chanté, réinventé en Afrique est émouvante. On peut songer à des poètes tels Léopold Sédar Senghor ou Aimé Césaire, mais je pense ici surtout à la langue des villes et des villages d'Afrique. L'extraordinaire français de nos amis québécois n'est pas moins savoureux ni original, avec ses vocables aussi bien puisés dans le fonds linguistique du XVIIe siècle qu'avec ses inventions parfois mâtinées d'américanismes. C'est un parler plein de charme, de drôlerie, de finesse. Si j'étais à la tête de l'institution de la francophonie - position à laquelle je ne suis pas candidat -, je ferais chanter, vibrer la langue française aux mille saveurs et aux mille couleurs.
P. I. - C'est votre côté festif ; mais quid de la fonction politique de la francophonie ?
J. L. - Au fil des siècles, l'évolution a été patente : de langue d'oppression, le français est devenu langue de développement et de libération, et même, aujourd'hui, de résistance face à la domination progressive de l'anglais international. Selon les périodes, on peut être traversé par des visions contradictoires de ce qu'a représenté la francophonie. L'époque où le colonialisme faisait encore rage en Asie et en Afrique et, après les indépendances, la manière dont les néocolonialistes ont fait usage du concept ne peuvent qu'inciter à la méfiance. Cela étant, la perspective historique est passionnante : ressenti durant la Révolution comme un vecteur majeur d'affranchissement, le français a remplacé les patois dont l'extrême fragmentation, ainsi que l'expliquait l'abbé Grégoire, facilitait la pénétration des obscurantismes politico-religieux. Petit curé de village près de Lunéville, l'abbé Grégoire - dont j'ai, à la demande de François Mitterrand, prononcé le discours d'accueil en même temps que Monge et Condorcet au Panthéon - s'est battu dans une France en partie illettrée pour le livre et pour la propagation de notre langue nationale. Membre de la Convention, il fut en quelque sorte notre premier ministre de la Culture !
P. I. - Il y eut toutefois l'ordonnance de Villers-Cotterêts qui instaura dès 1539 l'exclusivité du français dans les documents relatifs à la vie publique du royaume de France...
J. L. - Oui, mais il s'agissait d'une mesure technique. L'ordonnance de François Ier s'appliquait à la procédure judiciaire. Ce n'était pas un rescrit par lequel le souverain aurait décidé que la langue française serait la langue du pays, mais l'ordre de son usage dans les tribunaux. Disposition de justice, et non pas de propagation de la langue, c'était une mesure d'équité. Politiquement, donc, la suite s'envisagera de façon dialectique : au nom de quoi, surtout à la fin du XIXe siècle, la langue française a-t-elle, au plan national, servi d'instrument ? Elle a été utilement propagée dans les écoles laïques et obligatoires, mais elle a aussi, en même temps, servi d'instrument d'éradication des cultures locales. Ce qui apparaissait pendant la Révolution, en 1789, comme une forme d'obscurantisme a été massacré par les républicains, jusqu'au jour où l'on s'est aperçu que ces langues locales qui coexistaient avec la langue française étaient des trésors. C'est ainsi que j'ai personnellement agi aussi bien pour le français que pour les langues locales lorsque j'étais à l'Éducation nationale. Comme vous le voyez, il y a beaucoup à dire sur la question de la francophonie...
P. I. - François Mitterrand, dont vous avez été très proche, a incarné au sommet de l'État l'amour de la langue. Quels souvenirs conservez-vous de lui ?
J. L. - Des souvenirs de chaque jour et de chaque heure ! J'avais plaisir à l'entendre. Quand il parlait ou écrivait, il y avait en lui une sorte de vrai bonheur, presque de sensualité. Il savourait la beauté de la langue, et c'était un délice partagé. Il était très rigoureux. Lors des conseils des ministres, je l'ai vu plusieurs fois réprimander tel ou tel ministre qui maltraitait la langue française. Il ne supportait pas les anglicismes. L'expression « OK » l'exaspérait. « OK, OK, grommelait-il, qu'est-ce que cela signifie ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. » Ça l'amusait aussi de bougonner, sans pour autant être un père fouettard... Je me rappelle une de ses démonstrations sur l'usage des qualificatifs « ultérieur » et « postérieur » où interviennent pour l'un, exclusivement le temps et, pour l'autre, l'espace ou le temps.
P. I. - Après son départ, on a souffert d'une certaine pauvreté linguistique à l'Élysée...
J. L. - Jusqu'à l'arrivée d'Emmanuel Macron, féru de philosophie et de théâtre, qui s'exprime dans une belle langue, à la fois plus philosophique et plus contemporaine. Son vocabulaire, sa syntaxe, montrent une culture classique ancrée dans la grande tradition, mais aussi empreinte d'expressions, de tournures, de phrasés contemporains n'excluant pas les américanismes ni les anglicismes. Peut-être, à proportion retenue, faut-il accepter de décrire certains actes par le biais de cette langue renouvelée.
P. I. - On se rappelle en effet l'intéressant « j'ai pivoté le business model », la « culture du invented here », la « start-up nation », la « green tech », ou bien encore la « silver economy »...
J. L. - Idiome de l'action, l'anglais est parfois plus commode et plus imagé... Quoi qu'il en soit, le fait que notre président de la République soit un amoureux des lettres est très réjouissant.
P. I. - Quelles actions voyez-vous pour l'avenir de la francophonie ?
J. L. - La meilleure façon de servir la francophonie est d'abord d'encourager partout dans le monde la création artistique, y compris dans les pays qui n'utilisent pas, ou peu, notre langue. En Asie, par exemple, elle a perdu du terrain. Si l'on veut lui redonner une place, c'est par le biais de l'action culturelle, mais aussi par la promotion de nos sciences et techniques que nous induirons sa pratique. Je pense particulièrement aux lycées français qui sont une institution admirable qu'il faut encourager. De ce point de vue, j'observe malheureusement une longue et lente récession. Depuis deux ou trois décennies, les gouvernements n'ont cessé de raboter les crédits culturels extérieurs. Il n'y a désormais quasiment plus de moyens pour agir. Inutile de faire de grandes et belles phrases sur la francophonie si, un peu partout sur place, on ne redonne pas des moyens aux Alliances françaises, aux Instituts français. En Arabie saoudite, aux Émirats, notre langue est minoritaire, mais elle y est très aimée. L'émir du Qatar, par exemple, parle un français parfait, ses enfants vont au lycée Voltaire à Doha et son entourage est très francophile. C'est cet amour de la culture française qu'il faut favoriser pour qu'il se mue progressivement en francophonie.
P. I. - Comment, ès qualités de président d'une grande institution, abordez-vous le problème de la domination de l'anglais ?
J. L. - On laisse l'anglais, pas celui de Shakespeare qui est une splendeur, mais cette langue de cuisine et de technologues investir les institutions européennes. C'est donc en faveur du français, mais aussi du plurilinguisme qu'il faut mener bataille. J'ai toujours pensé que pour faire reconnaître internationalement sa propre culture, il faut être soi-même hospitalier. Dans son discours sur la francophonie prononcé en mars dernier devant l'Académie française, le président de la République a expliqué que la tentation de faire de l'anglais la langue de travail - notamment dans le domaine économique - devait le céder à un effort visant à favoriser le multilinguisme et les échanges interculturels, sans quoi les entreprises elles-mêmes seraient gagnées par une uniformité linguistique, donc culturelle, largement contradictoire avec le monde tel qu'il est. Je partage absolument ce point de vue et me définis comme un militant du plurilinguisme. Nous ne pourrons faire entendre notre plaidoyer pour le français que dans la mesure où nous saurons accorder une place aux autres. L'arabe, par exemple, qui est la cinquième langue du monde, une langue universelle. C'est François Ier qui, le premier, a tourné le destin de la France vers l'Orient. Nous avons entretenu avec cette part de la planète des rapports tour à tour amicaux, tumultueux, brutaux et pacifiques. Il y a aujourd'hui une vocation arabe de la France et je regrette qu'on n'accomplisse pas les efforts suffisants pour l'apprentissage de cette langue dans les institutions publiques. C'est une question politique : si l'on veut lutter contre l'obscurantisme, il faut s'assurer que l'arabe soit enseigné dans des institutions neutres et qu'il ne soit pas abandonné à des mosquées plus ou moins salafistes. Plus nous ferons d'efforts pour enseigner l'arabe, l'allemand, l'espagnol, le portugais, le chinois, le japonais, plus le français gagnera des points. Porter un regard généreux sur les cultures des autres peuples induit ces derniers à vous regarder différemment. C'est le contraire de l'impérialisme : notre capacité d'accueil des cultures du monde fera que la langue française connaîtra des jours encore plus heureux.