La merveille d'une langue lorsqu'elle s'éparpille, devenant semence et pollen, c'est qu'elle invente des formes de vie imprévues, vagabondes. La francophonie se lasserait de n'être qu'une langue si elle n'était pas aussi, dans l'espace et le temps, croissance, diversité, fleurissement et frémissement, dialogue et controverse.
Cet espace immatériel, lié à la parole et à la pensée, au théâtre ou à la danse, à l'émotion, aux paysages, se morcelle, s'enrichit sans cesse. Sur ses places publiques, marchés ou parlements, les lettres d'amour ou de détresse, les anathèmes, les récits se répondent. Des humains parlent, écrivent, rêvent, racontent et ce langage engage : il devient dialogue, tout à tour fleuve, mascaret ou marée basse.
Alors, dans le beau désordre d'une langue, Paris est une capitale débordée. Elle n'a plus le dernier mot, et c'est très bien. Qui oserait faire la police entre ces murmures, ces imaginaires, ces cris ? Ils offrent aux regards une tapisserie déchirée ou violente, douce et dolente, belle, une écriture enfin.
Ces villages-langages avec rues et couleurs, regrets et amertumes, révoltes, si l'on en cherche le parcours, il faut seulement franchir quelques siècles, du ruisseau oral d'origine. Homère et les aèdes, jusqu'au delta.
La source, grecque et romaine, raconte Ulysse, Antigone, la violence et le droit, le voyage et l'amour, la guerre et les mythes. Il suffit d'aller les recueillir.
Le delta, c'est, qu'on le veuille ou non, la créolisation du monde. La pureté d'une langue s'y perd et s'y retrouve. Aucune langue n'est jamais achevée.
Laissons-lui sa chance, elle nous laissera ses traces.
Pauvre Rutebeuf ?
Voilà pour un prélude qui, naturellement, annonce une musique. Car la musique est partout dans cette langue : sur tous les continents. Elle intègre le climat, les coutumes, la tristesse ou la joie et surtout le bonheur de dire. Nous savons bien que les plus grands ou les plus modestes des poètes sont des musiciens, comme l'étaient aux carrefours et sur les places les aèdes qui chantaient la colère d'Achille.
Née avec la Grèce et les Romains, une « parlure » est devenue une écriture, elle a traversé de longs siècles pour emprunter à ces deux origines une grande partie de son identité et de son vocabulaire. Elle est aujourd'hui multipliée, enrichie par toutes sortes d'alluvions culturelles qui en font la richesse et sans doute la liberté.
Il ne peut y avoir en effet de langue qui puisse s'éloigner longtemps de la liberté. Celle de crier, de protester, de sourire ou de courtiser. C'est le cas et peut-être même la raison d'être de la francophonie. Volontairement, je ne citerai aucun nom de ces milliers d'auteurs de tous les temps qui ont trouvé là une vraie patrie. Qu'est-ce qu'une langue si ce n'est un lieu où l'on peut-être entendu et si possible compris ou aimé ? Nous n'habitons pas notre langue, c'est elle qui nous habite, liée aux jeux de l'enfance comme à la peur du noir, au bonheur de vivre comme à la mélancolie. C'est une patrie intérieure qui n'a aucune frontière, aucun gardien (et même pas l'Académie, les académies...), aucun tribunal, aucune armée... Elle vit dans nos corps, nos histoires intimes et publiques, nos désaccords et nos doutes.
Longue vie à cette langue qui se déroule dans le monde, empruntant à chaque culture ce qui lui est nécessaire et pour tout dire vital. Elle n'est plus prédatrice, ni même importée. Elle est un mouvement du coeur et de l'intelligence des peuples.
Puisse-t-elle grandir encore pour enrichir notre minuscule planète !