Les Grands de ce monde s'expriment dans

Soft power à la française

Il est sans doute le plus francophile et le plus francophone des Britanniques. À 85 ans, Theodore Zeldin poursuit ses travaux sur l'individu, le sens de la vie et la manière de l'améliorer en modifiant le rapport au travail. Né le 11 août 1933 en Palestine (alors sous mandat britannique) de parents juifs russes, il entame sa scolarité en Égypte avant de la poursuivre au Royaume-Uni. Il entre à l'Université de Birbeck à 15 ans, puis rejoint celle d'Oxford où il enseigne toujours. Il est notamment l'auteur d'une monumentale Histoire des passions françaises en cinq volumes - une extraordinaire galerie de portraits, fruit de nombreuses années de recherches, qui compose un panorama fascinant de la France et des Français.

Politique Internationale - D'où vous vient cet intérêt pour la France et la langue française ?

Theodore Zeldin - C'est un peu le hasard. À l'époque, le français était la seule langue étrangère qu'on enseignait dans les écoles britanniques, l'allemand ayant été banni à cause de la guerre. Lorsque j'ai voulu entreprendre un doctorat, on m'a proposé de travailler sur les papiers d'un premier ministre britannique du XIXe siècle, le marquis de Salisbury. Mais, après quelques semaines, j'ai trouvé le sujet très ennuyeux. Les mesquineries de la politique ne m'intéressaient pas. Il se trouve que j'avais eu la chance de lire l'énorme thèse qu'un Français avait consacrée à la politique ecclésiastique de Napoléon III. C'était tellement bourré de détails, tellement bien écrit que j'ai décidé d'étudier le Second Empire et de solliciter une bourse du CNRS. J'ai écrit à tous les descendants du bonapartisme. Ces gens, qui vivaient dans des châteaux, refusaient d'ouvrir leurs archives à des érudits français - à l'époque, la Sorbonne était aux mains des communistes ! -, mais ils ont accepté de recevoir le jeune étranger que j'étais dans leurs vieilles demeures. C'est ainsi que j'ai écrit une thèse sur Napoléon III !

C'est dans ces années-là que j'ai découvert ce qui m'intéressait vraiment : les individus. Au lieu de parler de la France, j'ai donc parlé des Français. Et je n'ai pas tardé à m'apercevoir qu'il y a, en France, autant de minorités qu'il y a d'habitants : chacun a dans sa tête un mélange de superstitions, d'opinions farfelues et de souvenirs de lectures. La France a été comme un cobaye sur lequel j'ai travaillé pendant vingt ans pour écrire mon grand livre sur l'Histoire des passions françaises. Cette longue immersion m'a permis de découvrir la vie à travers les documents qu'ont laissés les Français, à partir de mille perspectives différentes.

P. I. - Voulez-vous dire que les Français portent sur l'existence un regard différent de celui des Anglais ou des Allemands, par exemple ?

T. Z. - Non, je dis qu'ils ont légué à la postérité des textes d'une qualité exceptionnelle. Les Français étaient des littéraires ; ils avaient des journaux, des revues. Lorsque je travaillais en bibliothèque, chaque jour je demandais de nouveaux livres et je lisais tout ce qui était disponible sur un sujet donné. Pendant toutes ces années, j'ai cherché à savoir ce que l'on peut faire de sa vie. En fait, j'utilise l'Histoire pour répondre aux questions que se pose tout un chacun. Tout le monde veut avoir une maison, des enfants. Mais au-delà de ces aspirations de base ? Pour trouver la réponse, je me fonde sur l'expérience humaine. L'esprit français présente cette particularité qu'il permet de s'élever au-dessus du particulier et de penser en termes universels. Cette capacité est, en tout cas, plus développée qu'ailleurs, notamment grâce à votre système éducatif qui fait la part belle à la culture générale et à la philosophie.

P. I. - Justement, en France, on envisage de renforcer la spécialisation dans l'enseignement secondaire...

T. Z. - Je trouve que c'est une idée imbécile, si je puis me permettre d'utiliser ce mot. Un jour, j'ai demandé à des étudiants d'Oxford s'ils accepteraient de rencontrer des étudiants d'une autre discipline que la leur. Ils en ont discuté et m'ont répondu : non merci, ça ne nous intéresse pas. J'en ai conclu que leur vision du monde est de plus en plus rétrécie, qu'elle se limite à l'objet de leurs études. Ils savent tout sur l'enzyme, mais ils n'apprennent rien de la vie. Et les professeurs sont incapables de leur enseigner la vie, parce qu'ils sont des spécialistes de l'enzyme ! Mes recherches actuelles portent sur le travail comme moyen de vivre des expériences plus vastes. Aujourd'hui, la plupart des gens ne vivent pas à 100 %, mais seulement à 50 %, voire à 25 %. Or, en France, l'art de vivre est une question qui traverse toute l'histoire de la littérature.

P. I. - Où avez-vous appris le français ? En Palestine où vous êtes né, en Égypte où vous avez grandi ou dans les pensionnats anglais où vous avez étudié ?

T. Z. - Je devais avoir huit ans, j'étais à l'école anglaise Héliopolis du Caire. Elle était située un peu en dehors de la ville, presque dans le désert. C'était une pension mixte, où garçons et filles étaient mélangés, ce qui était totalement inhabituel à l'époque. Je me souviens que, pour me punir, mon professeur de français me donnait des livres dont les pages n'étaient pas coupées et que je devais séparer. C'était en fait un homme très gentil et c'est grâce à lui que j'ai appris le français aussi jeune. Comme j'étais très précoce, on m'avait fait sauter plusieurs classes et je m'étais retrouvé avec des enfants de treize ans. J'ai quitté l'école à quinze ans parce que j'avais fini de passer tous mes examens. J'étais trop jeune pour m'inscrire à l'université ; j'ai alors commencé mes études aux cours du soir de l'Université de Birbeck de Londres qui n'imposait pas de limite d'âge. J'ai obtenu une licence, puis une autre à l'Université d'Oxford. Et c'est là que j'ai décidé de faire une thèse sur la France. Il n'y avait personne pour me superviser. J'ai donc travaillé tout seul. D'une certaine manière, je suis un autodidacte ! J'ai rédigé ma thèse, je l'ai fait relier et je l'ai présentée à mes professeurs qui n'ont pas pu en modifier un mot. Personne ne l'avait lue auparavant !

P. I. - Vous avez dit un jour : « La France est une idée, ce n'est pas un territoire. » Qu'entendez-vous par là ?

T. Z. - Il y a plusieurs types de Français. Il y a celui qui croit au mythe du Français, c'est-à-dire le représentant de la liberté, de l'égalité, l'expression de l'excellence dans tous les domaines, y compris le football... Tout mon travail a consisté à déconstruire ce mythe. Il y a aussi les Français qui, précisément, ne sont pas français. Ce sont des étrangers qui viennent en France se ressourcer. Vous avez, de mémoire, 65 millions d'habitants et 85 millions de personnes qui vous rendent visite chaque année. Ce chiffre est intéressant par rapport à la Francophonie : il montre qu'on vient en France parce que quelque chose nous manque et qu'on y trouve une manière de vivre qui nous plaît et que nous nous approprions. Parler français c'est, pour nous, comme de jouer au tennis : cela nous permet d'utiliser des muscles dont nous ne soupçonnions pas l'existence et de montrer d'autres aspects de notre personnalité. Je considère que les gens comme moi sont environ à 10 % français. Mais qu'est-ce qu'une nationalité ? Au fond, c'est une création assez récente, une notion floue et fragile. Et c'est là que la Francophonie a un rôle à jouer.

P. I. - Lequel ?

T. Z. - La Francophonie doit-elle continuer à n'être que la Francophonie, c'est-à-dire la connaissance d'une seule et même langue ? Je prétends que la France représente plus que cela. La France a une vision universelle du monde. Tout ce qu'elle a fait, en particulier en matière de droits de l'homme, elle l'a fait pour le monde. Quelle autre nation peut en dire autant ? Jadis, on disait qu'on ne pouvait pas comprendre une idée sans qu'elle soit traduite en français, parce que cette langue est celle de la clarté. Je crois que l'avenir de la France, c'est d'être la source du multilinguisme. Parce que aujourd'hui il ne suffit plus de connaître une ou deux langues. Aux États-Unis, on ne s'intéresse pas aux langues étrangères. Au Royaume-Uni, à mon grand désespoir, l'apprentissage du français tend à disparaître. Qui va continuer d'incarner ce qui a fait la gloire de la France au XVIIIe siècle, quand tous les intellectuels se donnaient rendez-vous à Paris ? Voici une question à poser au sommet de la Francophonie : être francophone est-il une fin en soi ou n'est-ce qu'un commencement ?

P. I. - Pensez-vous que le monolinguisme porte une part de responsabilité dans la montée des populismes ? Que ce soit au Royaume-Uni avec le Brexit, aux États-Unis avec l'élection de Donald Trump, en Pologne, en Hongrie ou en Italie ?

T. Z. - Absolument. Ma théorie est que, dès que vous établissez une relation de compréhension avec quelqu'un d'un autre pays ou d'un autre milieu, vos a priori s'effondrent. Le seul moyen de combattre le populisme, c'est de détruire les stéréotypes en nouant des contacts personnels. Aujourd'hui, nos sociétés de services sont basées sur les relations humaines, mais on n'enseigne pas à l'école la façon de les cultiver : écouter, discuter, développer des savoirs et des amitiés à travers des conversations en tête à tête. J'ai déjà organisé ce type de rencontres dans une quinzaine de pays, notamment entre des Turcs et des Arméniens, et ça fonctionne parfaitement. Peut-être parce que c'est moi qui propose les thèmes. La règle, c'est qu'on ne parle pas de politique, mais d'art de vivre : immédiatement, les arguments s'enchaînent et on discute pendant des heures. Une fois, en France, les échanges se sont prolongés pendant sept heures ! Quand je viens en France, j'ai des conversations merveilleuses, ça me rafraîchit.

La France, ce n'est pas seulement une addition de gens qui possèdent un passeport français ; c'est une civilisation. Il faut que la Francophonie redécouvre cette idée.

P. I. - Que voulez-vous dire ?

T. Z. - J'ai été très frappé par les mots qu'a prononcés le président Macron devant le Congrès des États-Unis, le 25 avril dernier. Il a dit : « La démocratie est faite de conversations entre les gens et de compréhension mutuelle. » Autrement dit, ce ne sont pas les lois qui font la démocratie, mais les relations entre les individus.

À tous ceux qui sont attachés à la Francophonie, je veux dire que ce n'est pas la liberté, l'égalité et la fraternité - trois mots choisis par des juristes - qui décrivent le mieux ce qu'est la France. Aujourd'hui, il ne suffit plus qu'on vous donne l'autorisation de vous exprimer comme bon vous semble. Vous voulez être compris et reconnu en tant qu'individu qui a ses propres idées. L'égalité est impossible, car nous sommes tous différents. Mais il y a une chose qui compense l'inégalité, c'est l'affection. Nous avons tous besoin d'encouragement personnel. Je me souviens d'un sans-abri, dans une rue de Paris, qui m'a fait cette confession extraordinaire : « Je ne suis pas sûr d'être en vie, parce que personne ne me parle. » Il suffit parfois de quelques mots pour vous sortir du néant. Mais la conversation ne vient pas naturellement ; elle s'épanouit dans une relation de confiance. Il faut prendre le temps...