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ESTONIE : L'EUROPE RETROUVEE

En dix ans d'indépendance, les pays Baltes ont accompli un parcours difficile pour s'arrimer à l'Ouest. De ces trois Etats, c'est le plus petit - l'Estonie - qui fut le plus rapide à opérer sa mue. Invitée à rejoindre l'Union européenne dès mars 1998, alors que la Lettonie et la Lituanie durent attendre jusqu'au sommet d'Helsinki du 12 décembre dernier, elle fait partie depuis le 13 novembre 1999 de l'Organisation mondiale du commerce.

Il est vrai qu'à la différence de la Lituanie, qui a préféré une transition plus progressive, l'Estonie a délibérément choisi d'opérer une rupture radicale avec le passé. Sans tarder, elle s'est dotée de structures politiques démocratiques et s'est engagée de plain-pied dans l'économie libérale. Aujourd'hui, elle affiche l'une des croissances les plus fortes d'Europe et la fiscalité la plus attractive pour les investissements étrangers. Elle a bénéficié du soutien puissant de la Finlande, son plus proche voisin d'Europe occidentale, avec laquelle elle partage les mêmes racines linguistiques et la même culture luthérienne.

Mais l'Estonie doit surtout son succès à son président, Lennart Meri. Surnommé par ses compatriotes «notre Vaclav Havel», il se dépense sans compter depuis 1992 pour que son pays retrouve sa place en Europe. En 1998, un jury composé de journalistes et de personnalités européennes, présidé par Jacques Delors, lui a décerné le titre d'«Européen de l'année». Plus que le président, cette distinction venait couronner l'oeuvre de l'humaniste qui, tout au long de sa vie, s'est consacré au rayonnement de la culture estonienne.

Né en 1929 sous la première République (1918-1940), Lennart Meri a baigné durant toute son enfance dans la culture européenne. Il vécut à Berlin puis à Paris où il étudia trois ans au lycée Janson-de-Sailly. Déporté en Sibérie avec sa famille de 1941 à 1946, il est entré tardivement en politique après une carrière d'écrivain, de cinéaste et d'ethnologue, spécialiste des peuples du Grand Nord, qui le fit connaître comme l'un des principaux défenseurs de l'identité estonienne pendant les années d'occupation soviétique. En 1987, il créa avec une poignée d'intellectuels le Front populaire estonien - autonomiste - avant de mettre en place, en 1988, un institut culturel qui servit à former en Occident la future élite du pays. A la suite de la nette victoire de son parti lors des premières élections multipartites en 1990, il fut nommé ministre des Affaires étrangères. élu président de la République d'Estonie en octobre 1992, il fut réélu en 1996. Il lui reste aujourd'hui un dernier objectif à remplir: l'intégration de l'Estonie à l'Otan.

Françoise Pons - Monsieur le Président, l'Estonie a fait le choix de l'Europe. N'est-ce pas là un choix difficile compte tenu des pressions qu'exerce la Russie à vos frontières ?
Lennart Meri - Notre identité européenne est si évidente que je suis toujours consterné d'entendre dire que l'Estonie a pris la décision de « faire partie » de l'Europe. Nous ne sommes pas une île flottant au hasard qui chercherait à s'accrocher ici ou là. Nous appartenons à l'Europe depuis l'Empire romain. Ce à quoi nous assistons, en réalité, c'est au retour de l'Europe dans les régions d'où elle s'était repliée avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette nouvelle Europe tourne la page des accords de Munich, du pacte Molotov-Ribbentrop et du partage de Yalta.
F.P. - Ma question portait sur la Russie ...
L.M. - J'y viens. La pression aux frontières de l'Estonie, mais aussi de la Lettonie et de la Lituanie, a été considérable en 1990, lorsque des gardes-frontières lituaniens ont été assassinés dans des conditions encore obscures. Mais le passé et le présent sont comme le jour et la nuit. Les lecteurs français n'ont peut-être pas relevé le fait que l'ex-président Boris Eltsine a officiellement érigé une borne sur la frontière russo-estonienne. Symbole encore plus significatif : des installations frontalières modernes, aussi bien du côté estonien que du côté russe, permettent aux personnes et aux marchandises de passer rapidement d'un pays à l'autre. Les gardes-frontières coopèrent de manière efficace voire amicale en matière de lutte contre l'immigration clandestine, la contrebande et le trafic d'armes. Ils prennent également part à des opérations humanitaires. Votre question m'oblige à faire référence à un épisode récent - ce que je fais d'ailleurs à contrecoeur tant ce geste me paraît naturel : des marins russes en difficulté dans le golfe de Finlande ont été secourus, à la demande des gardes-frontières russes, par les gardes-frontières estoniens.
F.P. - Comment votre attachement à l'Europe se manifeste-t-il ?
L.M. - Il s'est d'abord manifesté à travers la religion catholique. Savez-vous que le premier évêque d'Estonie, au XIIIe siècle, ne fut ni un Suédois, ni un Finlandais, ni même un Allemand, mais un Français, Mgr Fulco ? Le protestantisme a ensuite trouvé ici une terre d'élection. La cité de Tallinn a échangé une longue correspondance avec Martin Luther. L'emblème de l'Estonie - trois lions allongés - figure dans les armoiries de la Maison des Windsor et du Danemark. Certes, nous avons subi l'influence russe. Mais bien que cette période de soumission à la dynastie des Romanoff ait duré 190 ans, l'Estonie n'en a pas moins conservé son régime administratif et ses valeurs européennes. On peut comparer l'Estonie à la Finlande ou au Schleswig-Holstein qui, eux aussi, appartenaient aux domaines des tsars. De tout temps, il y a eu davantage de différences entre l'Estonie et la Russie qu'entre la France et l'Allemagne. Cela tient à la force de notre identité culturelle. Les propriétaires fonciers étaient, pour la plupart, des barons allemands de la Baltique. Malgré les …